Le syldave est une langue imaginaire, d'inspiration germanique, créée par Hergé, et supposée être la langue officielle du royaume de Syldavie, une monarchie située quelque part dans les Balkans. Ce pays imaginaire a joué un rôle majeur dans plusieurs albums de Tintin. Hergé a modelé cette langue sur le modèle du brusseleir, patois de Bruxelles, et incorpore également des influences du wallon et du français, tout en gardant une apparence slave dans son orthographe. Cette langue a en particulier été étudiée par Mark Rosenfelder.
Caractéristiques
D'après la présentation faite dans les albums de Tintin, le syldave a une ressemblance superficielle avec les langues slaves, du fait de son orthographe. À la manière du serbe, il utilise à la fois les caractères cyrilliques et latins[1], le plus souvent en cyrillique[2]. Bien que la langue s'écrive en alphabet cyrillique, elle possède beaucoup plus de points communs avec les langues germaniques qu'avec les langues slaves, car elle s'inspire en grande partie du Brusseleer[1], comme c'est le cas de nombreuses langues inventées par Hergé[3].
Le syldave est présent principalement dans les albums Le Sceptre d'Ottokar, ainsi que dans Objectif Lune et L'Affaire Tournesol[4]. Le syldave écrit dans la première version du Sceptre d'Ottokar édité en 1939 diffère de la version parue en 1947[4].
Outre les diacritiques présentées dans le tableau ci-dessous, le syldave utilise aussi des accents graves et aigus, servant peut-être à marquer les accents toniques.
A gauche l'alphabet romain, tel qu'il apparaît dans les phylactères, et sa transcription cyrillique à droite.
‹ ï › - incertain. Le tréma peut indiquer une prononciation syllabique du i plutôt que j ou pour éviter que le digramme ai soit lu à la française /ɛː/.
alphabet romain à gauche, alphabet cyrillique à droite. (les lettres dont la transcription cyrillique n'est pas attestée sont marquées d'une *asterisque).
Note : comme en tchèque, la lettre ‹ r › peut être syllabique, comme dans les noms Staszrvitch et Dbrnouk.
On remarque encore d'autres digrammes et trigrammes, comme ‹ tch ›t͡ʃ dans les noms propres (l'équivalent syldave de la désinence balkanique -ić), ainsi que ‹ chz › (peut-être une écriture alternative pour ‹ cz › t͡ʃ), et ‹ th › t.
La translittération en cyrillique du syldave diverge fortement de l'usage du cyrillique dans les autres langues d'Europe de l'est[réf. nécessaire]. On note ainsi la reproduction telle quelle de digrammes de l'alphabet latin (le son /ʃ/ écrit "сз" au lieu de "ш"), et l'usage incongru de certaines lettres (щ, ю). Comme le montre le manuscrit médiéval présenté dans Le Sceptre d'Ottokar, le syldave s'écrivait anciennement en alphabet latin, avant de passer au cyrillique, tout en conservant les conventions orthographiques de l'alphabet latin.
Lexique
La grammaire et le vocabulaire s'inspirent clairement du néerlandais, plus précisément du Brusseleer[1], comme c'est le cas de nombreuses langues inventées par Hergé[3]. La langue syldave incorpore également des éléments de wallon, comme la monnaie du pays (le khor), dont le nom vient du wallon côrs signifiant argent[5], ou encore le verbe regarder : un paysan s'adressant à son compagnon s'exclame « zralùk », « regarde », terme proche du wallon rélouke[5]. Certains autres mots sont basés sur de l'argot français commun. Ainsi, "klebcz" est construit d'après l'argot parisien français clebs, signifiant "chien"[6]. De même, les termes pir (père), zsálu (salut) ou karrö (carreau) sont des emprunts au français[7].
Afin de donner un aspect davantage slave à la langue, Hergé utilise des terminaisons telles que les suffixes -sz, -cz, -itsch ou -ow[7].
Les Syldaves se prénomment parfois avec des prénoms d'origine slave (par exemple Wladimir). Les noms des villes sont également calquées sur les villes d'Europe de l'Est, afin de leur donner une consonance slave : Klow, possiblement inspirée des villes de Cracovie (Kraków) ou Lviv (Lwów) en polonais, Tesznik, Sbrodj, Istow, Dbrnouk (peut-être inspirée de Dubrovnik en Croatie), Zlip[7].
Tintin peut déguster un szlaszeck, dont le nom semble être un emprunt au polonais : le szaszlyk est le terme polonais pour le shish kébab, lui-même issu du turc[7].
Grammaire
Pluriels
Les mots du lexique d'origine se mettent au pluriel avec -en: Verkhwen - "travaux" [cf. all. Werken] (Objectif Lune, p. 3)
Les mots d'emprunt se mettent au pluriel avec -es: zigarettes - "cigarettes" (L'Affaire Tournesol, p. 15)
Articles définis
Au contraire du brusseleer, mais à la façon de l'allemand (comme démontré dans le tableau en italique), les articles définis ont une déclinaison[7].
Masculin /Féminin
Neutre
Pluriel
Nominatif
*dze der/die
dascz das
*dzoe die
Accusatif
dzem den/die
dascz das
dzoe die
Datif
dze dem/der
dza dem
*dzem den
Génitif
*doscz des/der
*doscz des
*doscz der
Articles indéfinis
Singulier: on - "un/une" [cf. néer. een] (Le Sceptre d'Ottokar, p. 24)
Ihn dzekhoujchz blaveh! 'Dans la voiture restez !' (Objectif Lune, p. 5)
Là où il y a un auxiliaire et un verbe principal, le verbe principal reste à la fin et le verbe auxiliaire se déplace juste après le sujet :
Zsoe ghounh dzoeteuïh ebb touhn. 'Ils vont ouvrir les portes.' (Objectif Lune, p. 6)
Pronoms
Dans le syldave médiéval le pronom peut suivre le verbe, et cette forme peut encore être utilisée pour mettre l'accent :
Eih bennek, eih blavek 'Ici je suis, ici je reste.'[néerlandais dielectal Hier ben ik, hier blijf ik[9]] Noter la forme enclitique du pronom. (Le Sceptre d'Ottokar, p. 21)
Les formes de "être" suivent directement le sujet :
dan tronn eszt pho mâ. 'Alors le trône est pour moi.' (Le Sceptre d'Ottokar, p. 21)
La forme fusionnée czesztot (c'est), commence une phrase.
Czesztot... on vaghabontz. 'C'est... un vagabond.'(Le Sceptre d'Ottokar, p. 25)
Échantillons
Syldave médiéval
"Pir Ottokar, dûs pollsz ez könikstz, dan tronn eszt pho mâ." Czeillâ czäídâ ön eltcâr akpû, "Kzommetz pakkeho lapzâda." Könikstz itd o alpû klöppz : Staszrvitchz erom szûbel ö. Dâzsbíck fällta öpp o cârrö." (Le Sceptre d'Ottokar, version de 1947, p. 21)
Traduction française : « Père Ottokar, tu es faussement roi, le trône est pour moi." Celui-là dit donc à l'autre, "Viens saisir le sceptre." Le roi l'a frappé, donc Staszrvitchz sur la tête. Le fripon est tombé sur le carreau »[10]. Frédéric Soumois en donne une autre traduction en 1987 : « 'Père Ottokar, tu es donc roi de la ville, alors le trône est pour moi.' Celui-là dit à l'autre. 'Viens prendre le sceptre.' Et le roi frappa sur Staszrvitch d'un coup de sceptre, qui le fit tomber sur le carreau comme une bique. ». Cette traduction est critiquée par Mark Rosenfelder[4].
Autres exemples
Czesztot on klebcz. - "C'est un chien." (Le Sceptre d'Ottokar, p. 24)[5]
Hamaïh! - "Heil!"
Kzommet micz omhz, noh dascz gendarmaskaïa. - "Venez avec nous, à la gendarmerie." ("Politzski" dans la traduction en anglais.) Gendarmaskaïa est un emprunt au français gendarme[11]. Le suffixe skaïa est apparenté au russe. (Le Sceptre d'Ottokar, p. 25)[7]
On fläsz Klowaswa vüh dzapeih... Eih döszt! - "Une bouteille d'eau de Klow pour ce monsieur... Il a soif !" (cf. 'dorst' (néerlandais) & cf. 'törst' (suédois), "thirst" (anglais).Flasz rappelle le suédois flask(bouteille) et le français flasque. (Objectif Lune, p. 5)
Czesztot wzryzkar nietz on waghabontz! Czesztot bätczer yhzer kzömmetz noh dascz gendarmaskaïa? - "Ce n'est certainement pas un vagabond! Ce ne serait pas mieux s'il allait au poste de gendarmerie?" (Le Sceptre d'Ottokar, p. 25)
Rapp! Noh dzem buthsz! - "Rapidement! Sur le bateau!" (cf néer. belge rap "vite" et l'allemand Nach dem Boot!) (L'Affaire Tournesol, p. 30)
↑ ab et cLuc Courtois, Québec Wallonie. Dynamiques des espaces et expériences francophones, Presses universitaires de Louvain, (ISBN978-2-87416-012-7, lire en ligne), p. 86
↑Recueil de travaux d'histoire et de philologie, (lire en ligne), p. 119
↑ abcde et f(en) Yens Wahlgren, The Universal Translator: Everything you need to know about 139 languages that don't really exist, The History Press, (ISBN978-0-7509-9592-4, lire en ligne), p. 28-29
↑Rainier Grutman, "« Eih bennek, eih blavek » : l’inscription du bruxellois dans Le sceptre d’Ottokar", Études françaises, Volume 46, Numéro 2, 2010 p.85
↑Rainier Grutman, "« Eih bennek, eih blavek » : l’inscription du bruxellois dans Le sceptre d’Ottokar", Études françaises, Volume 46, Numéro 2, 2010 p.90, 93 (n.)
↑Curieusement, le mot ne se prononce pas à la française avec un [ʒ], mais avec un [g] dur comme le montre l'enseigne en cyrillique "ГЕНДАРМАСКАИА" (Le Sceptre d'Ottokar p. 21)). Les autres langues d'Europe de l'Est transposent le mot français en conservant le [ʒ]) (cyrillique : Ж) (cf. russe Жандармерия, serbe Žandarmerija, roumain Jandarmeria...).
Bibliographie
Har Brok, "Is Syldavisch Slavisch?", Achtergronden van het Beeldverhaal, Numéro 2, 1979.
Alain Préaux et Daniel Justens, Tintin, ketje de Bruxelles, Bruxelles, Casterman, 2004
Rainier Grutman, "« Eih bennek, eih blavek » : l’inscription du bruxellois dans Le sceptre d’Ottokar", Études françaises, Volume 46, Numéro 2, 2010, p. 83–99