Les séquences spectrales sont réputées difficiles à appréhender en raison de la grande quantité d'informations qu'elles mettent en jeu. Les cas les plus faciles à traiter sont ceux où la suite spectrale dégénère, ce qui signifie qu'une approximation supplémentaire ne produira aucune nouvelle information.
Historique et motivation
Motivé par des problèmes de topologie algébrique, Jean Leray a introduit la notion de faisceau et a chercher à calculer les groupes de cohomologie de faisceaux. C'est à cette occasion que Leray introduit la notion de suite spectrale. Étant donné un faisceau sur un espace topologique et une application continue , on peut pousser en avant, donnant un faisceau sur . Leray a constaté que les groupes de cohomologie du poussé en avant forment un complexe de chaînes naturel, de sorte que l'on peut prendre la cohomologie de la cohomologie. Il ne s'agit pas de la cohomologie du faisceau , mais celle-ci s'en rapproche en un certain sens. La cohomologie de la cohomologie forme à nouveau un complexe de chaînes, on opère le même procédé et ainsi de suite. À la limite de ce processus, le résultat est essentiellement la cohomologie du faisceau initial.
On s'est rendu compte que la technique de calcul de Leray était un exemple d'un phénomène plus général. Bien que leur importance théorique ait reculé depuis l'introduction des catégories dérivées, elles restent l'outil de calcul cohomologique le plus systématique et efficace qui soit.
Définition
Suite spectrale homologique
Soit une catégorie abélienne (e.g. les modules sur un anneau), et un entier non négatif . Une suite spectrale homologique est une collection d'objets et d'endomorphismes , tel que pour tout
Par habitude, les isomorphismes sont supprimés et on écrit . Un objet est appelé une « page », ou encore un « terme » ; les endomorphismes les « différentielles ». Et, est appelé « l'objet dérivé » de .
Suite spectrale bigraduée
En réalité, les suites spectrales se produisent principalement dans la catégorie des modules bigradués sur un anneauR, c'est-à-dire que chaque page est un R-module bigradué . Une suite spectrale cohomologique est alors une suite de R-modules bigradués , et pour chaque module une famille d'endomorphismes de bidegré. On demande pour :
,
.
Selon la suite spectrale, la première age peut avoir un degré égal à r = 0, 1 ou 2. Par exemple, pour le suite spectrale d'un complexe filtré décrite ci-dessous, on a r0 = 0, mais pour la suite spectrale de Grothendieck, on a r0 = 2.
Suite spectrale d'un complexe de chaînes
On se place dans l'hypothèse non gradué. La suite spectrale associée à un complexe de chaînesC• donne l'exemple le plus simple dans ce cas. Soit d la différentielle associée au complexe. Soit r0 = 0, et E0 étant définit par C•. Par conséquent, E1 est le complexe H(C•) : Le i-ème terme du complexe E1 calcul le i-ème groupe de (co)homologie de C•. La seule différentielle naturelle sur ce nouveau complexe est la différentielle nulle : d1 = 0. Cela force à être égal à . La suite spectrale dégénère en page 1. Pour résumer :
E0 est le complexe C•,
E1 est le complexe H(C•) pour r ≥ 1.
L'information de la suite spectrale est concentrée en degré 0 et 1 : aller calculer les pages supérieures ne sert pas. Il faut habituellement une structure supplémentaire sur les Er, pour obtenir des informations utiles en pages supérieures.
Illustration
Une suite spectrale bigraduée contient une grande quantité d'information à suivre. Il existe des illustrations qui rendent la structure de la suite spectrale plus claire. Nous avons trois indices, r, p et q. Un objet peut être vu comme la -ième page d'un livre à carreaux. Sur ces pages, p désigne la direction horizontale et q la verticale. À chaque point du réseau, nous avons l'objet . Passer à la page suivante signifie prendre l'homologie (resp. la cohomologie), c'est-à-dire que la -ième page est un sous-quotient de la -ième page. Dans le cas homologique, les différentielles ont un bidegré (−r, r − 1), donc n diminue de un d'une page à l'autre. Dans le cas cohomologique, n est augmenté de un.
Propriétés
Propriétés catégorielles
L'ensemble des suite spectrales cohomologiques forment une catégorie. Une flèche dans cette catégorie est par définition une collection de morphismes compatibles avec la différentielles, i.e. , et avec l'isomorphisme entre la cohomologie de la r-ième page et la (r+1)-ième page de E et E', c'est-à-dire: . Dans le cas bigradué, les morphismes doivent de plus conserver la graduation:
Structure multiplicative
Un cup-produit donne une structure d'anneau à un groupe de cohomologie, le transformant en un anneau de cohomologie. Ainsi, il est naturel de considérer une structure d'anneaux sur la suite spectrale. Soit une suite spectrale de type cohomologique. On dit qu'elle a une structure multiplicative si
Un exemple est donné par la suite spectrale de Serre cohomologique associée à une fibration, lorsque le groupe de coefficients est un anneau R[2],[3]. La structure multiplicative peut être très utile pour calculer des différentielles de la suite[4].
Constructions de suites spectrales
Les suite spectrales peuvent être construites de différentes manières. En topologie algébrique, un couple exact est peut-être l’outil de construction le plus courant. En géométrie algébrique, les suites spectrales sont généralement construites à partir de filtrations de complexes de cochaînes.
Suite spectrale d'un couple exact
Une première construction de suites spectrales est la méthode des couples exacts de William Massey, devenus courants en topologie algébrique ; mais bien moins en algèbre.
Pour définir des couples exacts, on se donne une catégorie abélienne. Comme ce-dessus, dans la pratique, il s'agit généralement de modules bigradués sur un anneau. Un couple exact est une paire d'objets (A, C), munie de trois homomorphismes entre ces objets : f : A → A, g : A → C et h : C → A vérifiants les conditions d'exactitudes :
On notera cette donnée (A, C, f, g, h), représentée par un triangle. le terme C correspond à la première page E0 de la suite spectrale et A est une donnée auxiliaire.
Pour passer à la page suivante, on définit le couple dérivé. Soit :
d = g o h
A' = f(A)
C' = Ker d / Im d
f' = f|A', la restriction de f à A'
h' : C' → A' induit par h.
g' : A' → C' et définie comme suit: Pour tout a dans A', on note a = f(b) pour un certain b dans A. g'(a) est défini comme étant l'image de g(b) dans C'.
Il est immédiat de vérifier que le couple (A', C', f', g', h') est exact. C' correspond au terme E1 de la suite spectrale. On définit par récurrence la suite (A(n), C(n), f(n), g(n), h(n)).
Les différentielles de la suite spectrale sont données par,dn = g(n) o h(n) et En = C(n).
Une méthode courante de construction de suite spectrale provient d'un complexe de cochaînesfiltré, car celui-ci induit naturellement un objet biggradué. Soit un complexe de cochaînes avec une filtration descendante, . On impose que les différentielles du complexe soit compatible avec la filtration, i.e. , et que la filtration soit exhaustive, c'est-à-dire que l'union de l'ensemble des est égal au complexe entier . Il existe une suite spectrale en posant et [6]. On supposera aussi que la filtration est séparée, c'est-à-dire que l'intersection des ensembles est nulle.
La filtration est utile car elle donne une mesure de proximité de zéro : à mesure que p augmente, se « rapproche » de plus en plus de zéro.
Construction de la suite
n'est munie que d'une seule filtration, nous construisons donc d'abord un objet doublement gradué pour la première page de la suite spectrale. On note :
Puisque nous avons supposé que les applications sont compatibles à la filtration, est un objet bigradué et on a une différentielle sur . Pour obtenir , on prend l'homologie de .
Noter que et peuvent être écrits comme images dans de
de sorte que l'on puisse écrire
sont les éléments dont le degré dans la filtration augmentent de un par la différentielle, et sont les images des éléments dont le degré dans la filtration n'augmente pas par la différentielle. Cela suggère la definition de et :
avec la relation
Pour que soit bien définie sur chaque et donnant l'homologie en passant à , l'application
est définie par restriction de définie sur au sous-objet . On vérifie aisément que l'homologie selon cette différentielle de est , donnant ainsi une suite spectrale. Seulement, la définition de n'est pas explicite.
Peut être utilisée pour la construction des modules de Hodge mixtes[7].
Convergence, dégénérescence
Soit Er une suite spectrale, partant de r = 1. Il existe donc une suite de sous-objets :
tels que ; on pose en effet et tels que sont le noyau et l'image de On pose alors et, le terme limite. (Un tel n'existe pas forcément dans la catégorie, mais existe presque toujours en pratique ; due à la finitude de l'union.)
Termes de convergence
On dit qu'une suite converge faiblement s'il existe un objet gradué avec une filtration pour tout , et pour tout il existe un isomorphisme . La suite converge à si la filtration est séparée (i.e. ). On note
pour signifier que pour p + q = n, converge vers . On dit qu'une suite spectrale aboutit à si pour tout on a un entier tel que pour tout , . Alors est le terme limite. La suite spectral dégénèrer à si les différentielles sont nulles pour tout . On le note:
Il est usuel d'écrire à droite , la plupart des suites spectrales aboutissants en deuxième page.
Exemples de dégénérescence
Suite spectrale d'un complexe filtré, suite
On repart de la construction à partir du complexe de cochaînes avec filtration descendante. On remarque la suite d'inclusion
On peut alors se demander si, en définissant
serait un candidat naturel pour le terme limite. Pour décrire plus en détail l'aboutissement de la suite spectrale, notons que nous avons les formules :
Puisque la suite est séparée, les noyaux décroisent en r jusqu'à. Pour , rappelons que la suite a été supposée exhaustive. Les images croissent jusqu'à. On en déduit finalement que
,
c'est-à-dire que la suite spectrale abouti vers la p-ième partie graduée du (p+q)-ième groupe d'homologie de C. Si la suite spectrale converge, on en déduit que :
Suites exactes longues
En utilisant la séquence spectrale d’un complexe filtré, nous pouvons déduire l’existence de suites exactes longues. Soit une suite exacte courte de complexes de cochaînes 0 → A• → B• → C• → 0, et f• : A• → B•. On obtient naturellement la suite de cohomologie Hn(A•) → Hn(B•) → Hn(C•) exacte au centre. On filtre le complexe B• comme suit :
Donnant
La différentielle est de bidegrée (1, 0), donc d0,q : Hq(C•) → Hq+1(A•). Le lemme du serpentA• → B• → C• donne une suite de complexes :
Il reste à montrer que cette suite est exacte en les groupes associés à A et C. Notons que la suite dégénère en E2 (par degré de la différentielle). Par conséquent, le terme E2 est égal à E∞ :
Mais nous avons aussi une description directe du terme E2 comme homologie du terme E1. Ces deux descriptions doivent être isomorphes :
Le premier donne l'exactitude en C, et le second en les groupes de cohomologie en A.
Suite spectrale d'un complexe bigradué
On trouve pour un complexe bigradué que :
Remarquer qu'en général, les deux filtrations sur Hp+q(T(C•,•)) sont distinctes.
Exemples
Pages en premier quadrant
Soit une suite spectrale où s'annule pour tout et négatif, dit suite spectrale en premier quadrant. La suite aboutie car on a pour tout si et .
Deux colonnes adjacentes
Soit une suite spectrale homologique telles que pour tout p autre que 0, 1. Visuellement, la deuxième page est :
Les différentielles en seconde page ont bidegrée (-2, 1), donc s'écrivent
Ces applications sont toutes nulles car
,
ainsi la suite spectrale dégénère : . Elle converge vers, disons, avec une filtration
telle que . Alors , , , , etc. On a donc une suite exacte courte[8] :
.
Deux lignes adjacentes
De même, on considère une suite spectrale concentrée en page deux sur les lignes q = 0, 1. Contrairement au cas précédent, elle ne dégénère pas nécessairement en page deux, mais sûrement en page trois.
Supposons que la suite converge vers H avec une filtration F comme dans l'exemple précédent. Puisque , , etc., on a: , et finalement[9] :
Suite de Wang
Le calcul de la section précédente se généralise de manière simple. Considérons une fibration sur une sphère :
avec n supérieur ou égal à 2. Nous avons la suite spectrale de Serre :
;
C'est-à-dire que avec une filtration .
On sait que est non nulle si p ou n vaut zéro et vaut Z dans ce cas, on voit que consiste en seulement deux lignes , Ainsi la page en est donnée par