Pendant l'été 1893, cinq ans après les Chansons de Miarka (et un an après le Poème de l'amour et de la mer) Chausson compose Lassitude et Serre d'ennui à Luzancy dans la grande maison qu'il a loué pour les étés 1892 et 1893, alors que Claude Debussy en visite lui fait découvrir la partition de Boris Godounov[2]. Il compose ensuite Oraison puis Fauve las et enfin Serre chaude en 1896. Il sélectionne d'abord sept poèmes du recueil de Maeterlinck qui en comporte trente-trois (on a retrouvé des brouillons de Feuillage du cœur et de Reflets[3]), pour finalement n'en publier que cinq, « explorant le gouffre de l'abîme symboliste[3] » et recréant des poèmes musicaux abstraits et complexes[4], évocations de sentiments empreints d'angoisse et d'indécision et d'abord parfois difficile pour l'auditeur[3]. Leur difficulté d'exécution a été également soulignée[5].
Les cinq poèmes
Les cinq mélodies finalement publiées par Chausson, sont :
Serre chaude, en si mineur
Serre d'ennui, en mi mineur
Lassitude, en fa dièse mineur
Fauve las, en fa mineur
Oraison, en mi bémol mineur
Serre chaude
O serre au milieu des forêts !
Et vos portes à jamais closes !
Et tout ce qu'il y a sous votre coupole !
Et sous mon âme en vos analogies !
Les pensées d'une princesse qui a faim,
L'ennui d'un matelot dans le désert,
Une musique de cuivre aux fenêtres des incurables.
Allez aux angles les plus tièdes !
On dirait une femme évanouie un jour de moisson ;
Il y a des postillons dans la cour de l'hospice ;
Au loin, passe un chasseur d'élans, devenu infirmier.
Examinez au clair de lune !
(Oh rien n'y est à sa place !)
On dirait une folle devant les juges,
Un navire de guerre à pleine voile sur le canal,
Des oiseaux de nuit sur des lys,
Un glas vers midi,
(Là-bas sous ces cloches !)
Une étape de malade dans la prairie,
Une odeur d'éther un jour de soleil.
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quand aurons-nous la pluie
Et la neige et le vent dans la serre !
Ils ne savent plus ou se poser ces baisers,
Ces lèvres sur des yeux aveugles et glacés ;
Désormais endormis en leur songe superbe,
Ils regardent rêveurs comme des chiens dans l'herbe,
La foule des brebis grises à l'horizon,
Brouter le clair de lune épars sur le gazon,
Aux caresses du ciel, vagues comme leur vie ;
Indifférents et sans une flamme d'envie,
Pour ces roses de joie écloses sous leurs pas ;
Et ce long calme vert qu'ils ne comprennent pas.
Selon Isabelle Brétaudeau « le mot « serre » est doublement chargé de sens en cette fin de XIXe siècle. Il évoque à la fois l'engouement d'une génération pour l'architecture en verre et en métal et l'univers clos des symbolistes… et est en même temps un microcosme de tout ce qui vit sur le globe[6] ». L'ordre des cinq mélodies correspond à leur ordre d'apparition dans le recueil de Maeterlinck. Chausson exclut les titres à connotation lumineuse et conserve plutôt les poèmes véhiculant une idée de claustration ou d'abattement, en écrivant les cinq mélodies dans des tonalitésmineures[7].
Serre chaude
L'accompagnement agité, très expressif et très modulant soutient une mélodie angoissée et maladive[8] qui s'efface tout d'un coup pour les deux derniers vers, laissant place à un rythme apaisé et à des harmonies beaucoup plus larges[9].
Serre d'ennui
Cette mélodie s'oppose à la précédente par l'atmosphère mélancolique et rêveuse d'un tranquille balancement harmonique sur un accompagnement de croches régulières [9].
Lassitude
La pièce évoque une « sorte de léthargie floue, qui enveloppe les sens en endormant les mouvements réfléchis de l'esprit[10] », à laquelle l'alternance des mesures à et donne une atmosphère hypnotique, influencée par la découverte récente de Boris Godounov selon Ralph Scott Grover[11].
Fauve las
Cette mélodie renoue avec la fébrilité de Serre chaude, matérialisée ici par un accompagnement de triolets traversant des modulations continuelles[5].
Oraison
La conclusion du cycle invite à la paix et à la stabilité exprimées dans la texture d'un choral[5], procession d'accords au piano rappelant la fin de Serre chaude[12].
Jean Gallois et Isabelle Bretaudeau, Ernest Chausson : écrits inédits : journaux intimes, roman de jeunesse, correspondance, Éditions du Rocher, , 505 p. (ISBN978-2-268-03087-6).
(en) Ralph Scott Grover, Ernest Chausson, the man and his music [« Ernest Chausson, l'homme et sa musique »], The Athlone Press, , 245 p. (ISBN0-485-11217-5), p. 194-201.
Gabriel Fauré / Ernest Chausson « Mélodies sur des poètes symbolistes » par Florence Katz (mezzo-soprano), 1 CD (Lyrinx) – Fauré : La Chanson d'Ève, Le Jardin clos et mélodies séparées – Chausson : Serres chaudes avec Marie-Pascale Talbot (piano) (Lyrinx)
Serres Chaudes : Mélodies Françaises Bettina Smith (soprano), Einar Røttingen (piano), 1 CD (LAWO - 2013 - LWC1008)
Notes et références
↑Sylvain Caron, « 1896. Serres chaudes de Maeterlinck/Chausson : le symbolisme renouvelle la mélodie », Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l'équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », (lire en ligne)