Mascarades souletines
Les mascarades souletines (xiberoko maskaradak en souletin, zuberoako maskaradak en basque unifié) sont un rite carnavalesque itinérant propre à la Soule, une province du pays basque français. Comme d'autres fêtes hivernales en Europe, elles puisent leurs motifs dans les carnavals anciens, les fêtes des fous et des rites nuptiaux. Leur forme actuelle — déroulement, personnages, costumes, corpus de scènes, etc. — s'est fixée au cours du XIXe siècle ; après avoir presque disparu au sortir de la Seconde Guerre mondiale, elles retrouvent depuis les années 1980 une vigueur nouvelle, imprégnée par le nationalisme basque. Les pratiques des maîtres à danser et des écoles de danse en Soule sur lesquelles elles s'appuient ont été inscrites en 2017 à l'Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France. Un groupe de jeunes prend en charge chaque année leur organisation. Les dimanches de janvier à avril, il se rend dans un village des alentours pour y donner son spectacle et dialoguer avec les habitants. Les mascarades constituent ainsi un moyen de communion et de communication qui irrigue tout le territoire. La troupe, forte de quelques dizaines d'acteurs, se divise dans une opposition de façade entre :
En émerge une petite dizaine de personnages principaux, dont l'homme-cheval Zamalzain, Jauna et Anderea pour les Rouges et Pitxu pour les Noirs. Le matin, la troupe doit gagner par ses danses le droit de franchir les barricades symboliques que les habitants ont érigées dans différents quartiers du village invitant. L'après-midi, elle donne sur la place centrale une représentation qui combine danses, chants, saynètes et interactions avec le public local. Contexte géographique et historiqueLa Soule est le plus petit des sept territoires historiques du Pays basque. Sa superficie de 854 km2 sur le versant français des Pyrénées est peuplée au XXIe siècle d'environ 15 000 habitants. Elle correspond géographiquement à la vallée du Saison et comprend le massif forestier des Arbailles. Le territoire est administrativement découpé en deux cantons, dont les villes principales sont Mauléon-Licharre et Tardets-Sorholus[1]. Il se partage historiquement en communautés paysannes (herria) constituées en villages diffus de maisons (etxe) d'ancienneté séculaire[2]. Au XVIIe siècle la Soule est traversée par une opposition forte, toujours perceptible, entre la capitale Mauléon, ville royale, et la société rurale[3]. La Révolution française l'intègre au département des Basses-Pyrénées, où elle se retrouve dans l'orbite des villes béarnaises et protestantes de Pau et d'Oloron-Sainte-Marie, sans rapports avec son aire culturelle basque[4]. Avec l'arrivée du réseau ferré, la société rurale plus ou moins autarcique se désagrège progressivement à partir du XIXe siècle et surtout après la Seconde Guerre mondiale[5]. Une petite industrie de l'espadrille se développe[6], pour péricliter assez vite sous les coups de la mondialisation[7]. L'exode rural est massif dans la seconde moitié du XXe siècle[7] et le patriotisme basque se développe chez les jeunes[8]. C'est un territoire à forte tradition, notamment grâce aux pastorales, des pièces de théâtre qui font revivre chaque été de nombreux personnages du folklore basque traditionnel sur des thèmes religieux ou de la vie quotidienne. Comme dans le reste du Pays basque, les danses constituent une partie très importante de la culture et sont une des bases de la construction du folklore. PersonnagesLa troupe des mascarades, forte de vingt-cinq à quatre-vingts acteurs[9],[Note 1], se divise en deux bandes, d'où — selon une hypothèse non unanimement acceptée[11] — le pluriel du mot maskaradak[12]. Les membres de l'une portent des costumes élégants et propres, aux couleurs vives et franches dominées par le rouge qui leur vaut leur surnom, gorriak, « les Rouges ». Leur rôle est muet et leurs danses, aux points[Note 2] rigoureusement ordonnés (bakun, frisat, entrexat…), sont raffinées et élaborées[12]. Ils figurent la société souletine[14]. L'autre groupe est composé d'acteurs d'apparence sale et sauvage, vêtus de hardes ou de peaux : ce sont « les Noirs », beltzak[12]. Ils chahutent en désordre plus qu'ils ne dansent ; certains ont un rôle chanté, d'autres haranguent la foule. Ils représentent les étrangers, le chaos[14]. Gorriak, « les Rouges »Aintzindariak, « ceux qui marchent devant »Ils forment le groupe des danseurs principaux. Par ordre de marche :
Autres personnages rouges
Beltzak, « les Noirs »
Les musiciensPour ses danses, le cortège est accompagné au son de la txürüla (flûte à trois trous), du ttun-ttun (instrument traditionnel à corde) et de l'atabala (tambour)[30],[28]. Les partitions, recensées notamment par l'avocat et folkloriste basque Jean Dominique Julian Sallaberry en 1899[31],[32], sont pour beaucoup apparentées à des airs des XVIIe et XVIIIe siècles[33]. DéroulementOrganisationLes jeunes d'un village décident de monter une mascarade pour le début de l'année suivante[34]. Ils se distribuent les rôles, apprennent les points de danse et les chants et répètent[10] sous les conseils d'anciens[11],[13]. La transmission de la danse basque en Soule se fait à travers un réseau dense d'écoles rurales. Les élèves y entrent vers l'âge de 8 ans pour intégrer après plusieurs années d'apprentissage le groupe de danseurs officiels de village. L'école de danse est le centre de la vie culturelle de chaque village et un important vecteur dans la construction du lien social. Antérieurement, la transmission des danses souletines était assurée par le maître à danser, un statut conféré par les jeunes danseurs aux danseurs anciens qu'ils admiraient et auprès de qui ils souhaitaient apprendre (on parle plutôt aujourd'hui de professeur de danse). Les pratiques des maîtres à danser et des écoles de danse en Soule sont inscrites en 2017 à l'Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France[35]. Les organisateurs écrivent aux édiles de villages alentours pour solliciter une invitation[36], et le programme s'établit en fonction des réponses reçues. Les mascarades se tiendront par rotation dans chacun d'entre eux, chaque dimanche. La première et la dernière représentation ont lieu dans le village organisateur[10]. Journée typeTout au long de la matinée, la troupe doit franchir, dans différents quartiers du village invitant, les barricades que les habitants ont érigées[14],[37]. Jadis il s'agissait de véritables obstacles par dessus lesquels il convenait de sauter, voire qu’il fallait conquérir à coups de fusils chargés à blanc[38] ; aujourd'hui une bouteille de vin et quelques verres posés sur la route symbolisent l'obstacle et les acteurs gagnent le droit de se restaurer en donnant leur spectacle[14]. Celui-ci se compose invariablement de[37] :
La matinée prend fin avec une série de sauts basques présentée sur la place du village ou devant le fronton[14],[40]. Les acteurs se dispersent alors pour déjeuner chez les habitants, les hôtes étant appariés selon des usages précis[14] : la règle veut en effet que le maire invite Jauna et Anderea, et qu'un adjoint prenne en charge Laboraria et Laborarisa[41]. Un ancien danseur ayant incarné tel personnage invitera l'actuel tenant du rôle[41]. Par défaut, les parents se reçoivent, les amis se reçoivent ou les anciens invités rendent l'invitation[41]. L'après-midi vers 16 heures a lieu sur la même place la représentation[40],[42], présidée par Jauna et Anderea. Elle se compose d'une succession de danses, de saynètes, de tours de chant des xorrotxak et d'interventions bruyantes des Noirs[43]. Les principaux passages dansés sont :
Les scènes intercalaires suivantes sont systématiques :
Un bal populaire général peut terminer la journée[49]. Vient enfin l'heure du retour pour la troupe, qui s'effectuait jadis à pied, dans l'ordre de marche[50] : il n'était pas rare qu'elle doive affronter encore quelques barricades dressées dans les quartiers traversés jusqu'à leur propre village[50]. Historique et évolutionsPremières descriptionsLes premières descriptions écrites de mascarades ont été rédigées par Augustin Chaho et J. Badé dans les années 1830[51]. Les costumes, d'inspiration napoléonienne, laissent penser que sa forme actuelle s'est fixée au début du XIXe siècle[52]. S'achevant jadis au Mardi gras, elles se prolongent depuis la fin du XXe siècle jusqu'en avril. Progressivement au cours du XXe siècle les scènes mimées ou dialoguées ont marqué le pas face aux parties dansées, et les danses collectives se sont effacées devant les évolutions des seuls meilleurs danseurs[53]. Aussi après la Seconde Guerre mondiale, les mascarades se résument-elles à un spectacle de danse. Quasiment délaissées après 1959[54],[13], elles sont réinvesties par la jeunesse à partir de 1967[55] et surtout depuis les années 1980 avec une grille d'interprétation nationaliste[56] motivée par un désir de faire perdurer les traditions anciennes[13]. Tous les rôles étaient initialement tenus par des hommes, y compris les personnages féminins comme Kantiniersa, Anderea, Laborarisa ou la Bohémienne. Depuis les années 1980 les femmes ont progressivement investi non seulement ces rôles[57] mais aussi d'autres personnages[56] : les xorrotxak pour lesquels on retient les meilleurs chanteurs, les buhameak, etc.[56]. Le rôle prépondérant de Jauna, qui était auparavant non seulement le meneur du cortège, son trésorier, son administrateur et le responsable du bon déroulement de la journée[15],[24] mais aussi pour toute l'année le « chef de la jeunesse » de son village[15], a peu à peu décliné au profit des principaux Noirs, les subversifs Kabana et Pitxu[56]. Personnages disparusVers 1880 encore avançait avec les Rouges un « berger » (artzaña) portant panetière, houlette et hache, qui menait en laisse deux enfants tout de blancs vêtus, les « agneaux » (achouriak)[58],[59]. Jusqu'à la même époque[Note 3] l'ours (Hartza) participait au cortège, personnage récurrent des carnavals basques incarné par un homme robuste couvert de peaux de bêtes ; il était parfois mené par un montreur d'ours[58],[59]. Coïncidant avec leur disparition, Kantiniersa a remplacé une « bohémienne » (buhamesa) ou « maquerelle », jugée trop obscène. Des « marchandes de fleurs », garçons travestis qui vendaient de petits bouquets dans leurs corbeilles, ont disparu quant à eux vers 1860[60]. Jusqu’au début du XXe siècle venaient aussi dans les mascarades de Basse-Soule des « sapeurs »[61], figures empruntées aux processions de la Fête-Dieu en Basse-Navarre : ils formaient une haie d'honneur aux Rouges et portaient une barbe postiche, un énorme bonnet de poil, un tablier de cuir et une hache à l'épaule, à la manière des sapeurs de la Grande Armée[62]. Tout comme Kantiniersa, Gatüzain n'est apparu qu'à la fin du XIXe siècle[18],[63]. L'ordre de marche s'est modifié par la fixation progressive du groupe des cinq aintzindariak[63],[Note 4]. Du côté des beltzak[64],[65], quand les effectifs sont nombreux[Note 5], apparaît parfois un groupe de cinq aintzindariak tout habillés de noir. Au début du XIXe siècle le chef des kauterak s'appelait Obergni[66]. Figuraient souvent alors parmi les Noirs des « ramoneurs »[67], un « barbier » (tablier blanc, grand rasoir de bois, pot de colle et pinceau)[68], un « notaire » (haut-de-forme, bésicles, pardessus, liasse de papiers)[68], un « évêque » monté sur un âne en queue de cortège[69], une « Espagnole » marchande de charbon, à la jupe courte[69], une « sorcière » (sorgiña)[56] ou encore jusqu'au début du XXe siècle des « mendiants » (eskeliak) — guenilles, large feutre, foulard rouge et accordéon[69] — voire des personnages plus fantaisistes (« décrotteur », « pâtissier », « colporteurs », etc.)[69]. En marge de la troupe, un « sergent » ou « commissaire », non costumé mais coiffé d’un béret à cocarde et armé d’un petit sabre, était encore au début du XXe siècle chargé de faire la police ; des suivantes, souvent les sœurs des acteurs, venaient pour raccommoder si besoin les costumes endommagés[70]. Interprétations et analysesPlusieurs lectures interprétatives des mascarades existent, sans être incompatibles[71]. Progressivement, le sens du rite aurait été occulté par la virtuosité des danses de seconds rôles[72]. L'intrigue principale : le mariage de Jauna et AndereaL'intrigue principale est centrée sur le mariage de Jauna et Anderea[56]. La cérémonie tourne autour de ces personnages clefs, habillés en mariés, qui président aux différentes scènes dans une attitude majoritairement passive[73]. Au-delà d'un carnaval classique, les mascarades souletines pourraient ainsi prendre racine dans des rites nuptiaux[74] : dans certains de ceux-ci[Note 6], les villageois tentent d'arrêter la marche de l'escorte du futur marié quand celui-ci vient enlever une fille du village, ou tout au moins le soumettent à des épreuves ; dans d'autres lieux, on met en scène le cortège de présentation de la mariée au village, son attaque par les villageois avec simulation du rapt de l'épouse et du meurtre du mari — qui ressuscite bientôt[74]. À l'appui de cette lecture il est frappant de constater qu'au XVIIIe siècle les mariages dans la campagne basque ont toujours lieu entre le début de l'année et le Mardi gras[74],[Note 7],[Note 8]. Par un motif très voisin, les mascarades symboliseraient donc la présentation à la société de la Nouvelle année, personnifiée par une Anderea parée des atours de la virginité, par l'homme le plus respectable de la région, Jauna[72]. Le rituel figurerait ainsi les épousailles des Souletins avec l'année nouvelle, dont ils cherchent à s'attirer la bienveillance[56]. Le cortège, égayé des couleurs pimpantes du printemps, apporte avec lui dans tout le pays joie et prospérité[77]. Rouges et Noirs, le monde miroirLa distribution oppose les Rouges, symboles de l'ordre établi, et les Noirs qui constituent un « contre-monde » qui tourne en dérision le monde « normal »[56]. Les Rouges sont des autochtones, légalistes, civilisés, sédentaires, travailleurs, aisés, honnêtes ; les Noirs sont des étrangers, nomades, sauvages, immoraux, vivant de rapines ou de mendicité, porteurs de chaos[56],[78]. Ils ne critiquent pas l'ordre établi, ils agissent comme s'il n'existait pas, comme si leur système de valeurs était l'ordre véritable des choses. Face à eux les Rouges, muets, ne se défendent que par la grâce de leurs danses[79]. L'opposition est si forte qu'elle peut animer les acteurs eux-mêmes, des danseurs exprimant parfois leur mépris pour les Noirs[79]. Dans le cas général pourtant, elle n'est que de façade : les jeunes gens du même village sont amis, et les Noirs assurent en tant que de besoin un rôle de protection des frêles Rouges contre les immanquables perturbateurs des quartiers visités[11],[Note 9]. Le ferrage et la castration de Zamalzain représenterait la domestication du cheval, et partant l’inféodation de la nature entière. Zamalzain, mi homme mi cheval, entre ainsi de pleins droits dans l'ordre souletin[82], qui n'exclut d'ailleurs pas d'autres animaux comme le chat Gatüzain et jadis les agneaux et l'ours Hartza. Un rite d'hiverLes mascarades souletines s'inscrivent dans les rites masqués hivernaux de l'ensemble des pays d'Europe[72]. Elles présentent notamment des coïncidences frappantes avec le carnaval de la vallée de Bellino dans la province de Coni en Italie[72]. On trouve dans leur mise en scène des motifs élémentaires qui évoquent :
Violet Alford[86], dont la thèse minoritaire[87] postule que les Noirs seraient une invention tardive et qu'il faudrait concentrer l'analyse sur les seuls Rouges, voit dans Zamalzain un dieu du printemps, incarnation de la fertilité, qui doit être mis à mort au zénith de sa vigueur pour que celle-ci rejaillisse sur les hommes : sa castration symboliserait ce meurtre rituel[88], et la danse du verre serait une euphémisation d'une danse macabre autour du crâne de la victime[87]. L'ordre social souletinLes observateurs du XIXe siècle ont vu dans les mascarades la transposition d'une hiérarchie de classes de la société féodale : Jauna figurerait le gentilhomme du premier ordre souletin ou le châtelain, les kükülleroak les gentilshommes du second ordre, Zamalzain représenterait l'écuyer ou le chevalier navarrais, le cultivateur et sa femme le reste de la partie libre de la société[89]. Le thème mettrait donc en scène le châtelain, son épouse, leur armée et leurs vassaux dispensant au village les danses propres à la condition de ceux qui les exécutent[89], dans un modèle inspiré du XVIIIe siècle de l'Ancien Régime en France[88]. Dans une interprétation réaliste non plus historique mais sociologique, les mascarades peuvent être lues comme un système de régulation sociale, entre classes d'âge, entre catégories socio-professionnelles et entre villages[90]. Pitxu et les autres Noirs représentent alors les héros populaires gouailleurs, qui malmènent les notables[91]. Les rapports sociaux locauxPour les acteurs des mascarades, le signifié des personnages et des scènes disparaît derrière le signifiant : l'émulation, la fête[90]. Alors que jadis les rivalités entre certains villages se cristallisaient lors des mascarades, chacun y défendant par ses prouesses l'honneur de sa communauté[92] et les élans de chauvinisme y tournant parfois à l'affrontement physique[93], les participants les considèrent aujourd'hui comme des occasions de réunions festives, qui permettent de retrouver des parents éloignés et de dialoguer avec des jeunes du même âge[94]. C'est un moyen de communion et de communication qui traverse l'ensemble de la Soule[95]. Voir aussiBibliographie
MusicographieVoir pour les partitions numérisées et jouées « Jean-Dominique-Julien Sallaberry », sur Association d’Etude, de Promotion et d’Enseignement des Musiques traditionnelles des pays de France (consulté le ). Notes et référencesNotes
Références
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