C’est le linguiste Holger Pedersen (1867-1953) qui proposa le premier de regrouper l’indo-européen avec d’autres familles et inventa le terme de « nostratique ». Le linguiste français Albert Cuny a été l'un des premiers a étudier le système consonantique attribuable à cette langue. La théorie a été ensuite développée par le Russe Vladislav Illitch-Svitytch dans les années 1960. A. Dolgopolsky l'a approfondie, selon les mêmes principes de la méthode comparative, publiant en particulier un dictionnaire du nostratique qui regroupe les comparaisons et quelques hypothèses sur la morphologie de la langue[1]. Une variante du nostratique a été proposée par Joseph Greenberg sous le nom d’eurasiatique, élargie à plusieurs autres familles de langues de Sibérie, mais qui n'intègre pas les langues afro-asiatiques.
Actuellement, l'Américain Allan Bomhard est à la pointe des recherches sur le nostratique. En 2008, il publie une critique du dictionnaire d'A. Dolgopolsky, dans laquelle il retient environ 80 étymologies comme solidement étayées[2]. En 2014, dans une monographie, il présente les résultats complets de ses recherches sur le nostratique et les hypothèses divergentes, y consacre une part notable sur l'indo-européen et y traite rapidement la question du foyer originel des langues nostratiques. Il considère l'eurasiatique comme une sous-famille du nostratique. Il intègre l'étrusque dans la famille nostratique, et en 2015 il renonce à y inclure le sumérien qu'il considère désormais comme une langue simplement apparentée au nostratique[3].
Les théories concurrentes
Les controverses
L'hypothèse reste controversée, reçue diversement parmi les linguistes à travers le monde. En Russie, elle est minoritaire mais a ses partisans tels que Vladimir Dybo. L'Américain Lyle Campbell compte parmi ses opposants. Certains tels que Baldi ne prennent pas parti[4].
En 2007, M. Ruhlen a procédé à la classification des langues en familles, puis en familles de familles, seulement par la méthode de comparaison de masse de vocabulaire, dans la logique des travaux de Joseph Greenberg, une recherche en linguistique, génétique et archéologie. L’hypothèse d'un foyer africain unique amènerait à une meilleure compréhension de la préhistoire humaine. Selon lui, l'hypothèse nostratique serait alors périmée[5].
La structure généalogique des populations humaines, et globalement des langues, serait provisoirement la suivante[5] :
niveau 7 (branche Indo-Hittite) : Anatoliens, Non-Anatoliens.
La branche non-anatolienne correspondrait à l’ancien regroupement indo-européen.
Les familles de langues apparentées
Il existe des divergences entre linguistes sur la liste des familles de langues à intégrer au nostratique, mais les partisans de la théorie du nostratique sont en accord sur les trois premières[3] :
Bomhard défend le concept d'une superfamille élamo-dravidienne, Starostin et Greenberg considèrent l'élamite comme une famille distincte.
Les langues afro-asiatiques. anciennement dénommées « chamito-sémitiques ». À la suite de Pedersen, Illitch-Svitytch et Dolgopolsky les placent au cœur de la théorie. Bomhard et Starostin les considèrent comme une branche du nostratique séparée précocement ; Greenberg les exclut.
Selon les correspondances proposées par Illitch-Svitytch puis Dolgopolsky, les occlusives sourdes nostratiques (*/t/, */k/ ...) auraient produit les sonores indo-européennes (*/d/, */g/ ... de la théorie traditionnelle) et les occlusives éjectives nostratiques (*/t'/, */k'/ ...) auraient produit les sourdes indo-européennes (*/t/, */k/ ... de la théorie traditionnelle), ce qui est en contradiction avec la théorie glottalique de l'indo-européen qui reconstitue les sonores traditionnelles comme des éjectives (*/t'/ au lieu de */d/ ...).Pour corriger cette anomalie, des linguistes comme Manaster Ramer et Bomhard ont proposé l'inverse : corréler les sourdes et éjectives nostratiques à leur pendant indo-européen[6],[2].
Les voyelles
Les hypothèses divergent sur les voyelles.
Illitch-Svitytch postulait */a/, */æ/, */e/, */i/, */o/, */u/, */y/. Hypothèse reprise par Dolgopolsky[1], Kaiser et Shevoroshkin[7].
Bomhard conjecture 3 paires de voyelles alternant en 1re syllabe : */a/~*/ə/, */i/~*/e/, */u/~*/o/, et aussi /*e/ et */o/ en position indépendante ; et ces voyelles dans des diphtongues à second élément /*j/ ou */w/[3].
Morphologie
Illitch-Svitytch proposait une structure synthétique alors que Dolgopolsky et Bomhard s'accordent sur une structure analytique[1],[3].
La syntaxe est de type SOV. Le déterminant précède le déterminé et le possessif suit le substantif, l'adverbe précède le verbe, et l'auxiliaire le suit. Il n'existe pas de préfixe.
4 catégories de mots (une même racine pouvant former des noms et des verbes) :
Les noms (substantifs ou employés comme adjectifs) formés ainsi : Racine + (suffixe dérivationnel) + voyelle thématique + (suffixe marqueur de relation) + (suffixe du nombre). Ils peuvent être animés ou neutres.
Les verbes, formés ainsi : Racine + voyelle thématique + (suffixe dérivationnel) + (suffixe modal) + (suffixe indiquant la personne) + (suffixe indiquant le nombre). Avec une distinction nette entre transitifs et intransitifs, distinction de l'aspect plutôt que du temps.
Les pronoms. Animés ou neutres, avec une forme directe et des cas obliques, des distinctions entre inclusifs et exclusifs.
Les mots auxiliaires
Les formes reconstruites ci-dessous sont validées à la fois par Dolgopolsky et Bomhard[2]. Le nostratique est noté phonétiquement, mais V désigne une voyelle de timbre indéterminé et les autres lettres en majuscules sont de prononciation peu précise.
Indo-européen *bher- « porter, porter un enfant » → sanscrit bhárati « il porte », grec φέρω « je porte », latin fero « je porte », anglais to bear « porter » etc ...
Proto-afro-asiatique *bar- « enfant » → araméen (sémitique) bar « fils », touareg tawellemmet (berbère) abarar « fils », haoussa (tchadique) beera « jeune fille » etc ...
*gE|aRdV « plier, attacher, ceindre (porter quelque chose autour de sa taille) »
*gäţâ « saisir, prendre, posséder »
*[h]al[Vʔ]E « de l'autre côté »
*hawV « désirer, aimer »
*[H₂]elV « germe, brindille »
*Han[g]V(ţV) (ou *Haŋ[g]V(ţV) ?) « canard »
*karV « tordre, retourner »
*ka[ry]V « creuser »
*ķäbʔâ « mordre » → « manger »
*ķUçV « couper, découper »
*ĶUmV « noir, sombre »
*ĶumʔV « être chaud, brûler »
Texte de démonstration
Vladislav Illitch-Svitytch a composé un bref poème, avec sa version du nostratique[8]. (La même démarche a été effectuée pour l'indo-européen commun : voir la Fable de Schleicher)
La langue est un gué à travers la rivière du temps,
Язык – это брод через реку времени,
k̥aλai palhʌ-k̥ʌ na wetä
/kʼat͡ɬai palhVkʼV na wetæ/
elle nous conduit à la demeure des morts ;
он ведёт нас к жилищу умерших;
śa da ʔa-k̥ʌ ʔeja ʔälä
/ɕa da ʔakʼV ʔeja ʔælæ/
mais il ne peut pas y arriver,
но туда не сможет дойти тот,
ja-k̥o pele t̥uba wete
/jakʼo pele tʼuba wete/
celui qui a peur de l'eau profonde.
кто боится глубокой воды.
La valeur de K̥ ou Kʼ est incertaine ; il peut s'agir de /kʼ/ ou /qʼ/. De même H pourrait représenter au moins /h/ ou /ħ/. V ou ʌ indique une voyelle de timbre indéterminé.
La question du foyer originel
Allan Bomhard et Colin Renfrew adhèrent aux conclusions d'Illitch-Svitytch et de Dolgopolsky qui cherchaient le foyer originel d'où les langues nostratiques se seraient dispersées dans le Croissant fertile, au Mésolithique (voire à l'Épipaléolithique).
Par exemple, Bomhard le situe au sud du Caucase, dans une zone centrée sur l'actuelle Syrie, entre 15000 avant J.-C. et 12000 avant J.-C. Les locuteurs de l'afro-asiatique se répandant au Proche-Orient vers 10000 avant J.-C. puis vers le Sahara, ceux de l'élamo-dravidien colonisant le Plateau iranien vers 8000 avant J.-C. , le groupe eurasiatique se serait implanté en Asie centrale vers 9000 avant J.-C. les Kartvéliens s'installant plus tard dans le Caucase, en contact avec les Indo-Européens qui colonisaient la steppe pontique. Les premiers agriculteurs des Balkans proviendraient, via l'Anatolie de groupes non nostratiques du Croissant fertile[3]. Ce schéma s'accorde avec les études génétiques récentes sur les haplogroupes du chromosome Y, qui aident à retracer les migrations de populations au néolithique.
Références
↑ abcdefghijklmnopqrstuvwxyz et aa(en) Aharon Dolgopolsky, Nostratic Dictionary, Cambridge, McDonald Institute for Archaeological Research, , 3116 p. (lire en ligne)
↑ abc et d(en) Allan R. Bomhard, A Critical Review of Dolgopolsky's Nostratic Dictionary, (lire en ligne)
↑ abcdefghijklmnopqrstuvwxyzaaab et ac(en) Allan R. Bomhard, A Comprehensive Introduction to Nostratic Comparative Linguistics : With Special Reference to Indo-European, Charleston, (lire en ligne)
↑(en) Philip Baldi, The Foundations of Latin, Berlin, Mouton de Gruyter,
↑ ab et cMerritt Ruhlen (trad. de l'anglais), L’origine des langues : sur les traces de la langue mère, Paris, Folio, coll. « Essais » (no 487), (1re éd. 1994), 432 p. (ISBN978-2-07-034103-0)
↑(en) Fabrice Cavoto, The Linguist's Linguist : A Collection of Papers in Honour of Alexis Manaster Ramer, Munich, LINCOM Europa,
↑(en) M. Kaiser et V. Shevoroshkin, Nostratic, (lire en ligne)
A. Cuny, Invitation à l'étude comparative des langues indo-européennes et des langues chamito-sémitiques, Bordeaux, Bière,
(en) A. Bomhard et J.C. Kern, The Nostratic Macrofamily : A Study in Distant Linguistic Relationship, Berlin - New York,
(en) A. Dolgopolsky, The Nostratic Macrofamily and Linguistic Palaeontology, Oxford,
(en) Joseph Greenberg, Indoeuropean and its closest relatives : The Eurasiatic Languages Family, vol. 1 et 2, Stanford, 2000 et 2002
Merritt Ruhlen (trad. Pierre Bancel, préf. André Langaney), L'origine des langues : sur les traces de la langue mère, Paris, Belin, coll. « Débats », , 287 p. (ISBN978-2-7011-1757-7)