La pratique des applaudissements aux fenêtres, par sa fixité, sa répétitivité et sa synchronisation, tous les soirs à 20 heures, prend la forme d'un rituelsocial.
En Espagne
En Espagne, le , pendant le confinement, les habitants de Madrid sont invités sur les réseaux sociaux à applaudir les professionnels de la santé avec le mot d'ordre « aplauso sanitario » (« applaudissez les soignants »), puis le rituel s'étend ailleurs dans le pays. Les applaudissements ont lieu à 22 h[29].
En France
Description du phénomène
En France, à la suite de la décision du présidentEmmanuel Macron d'appliquer une mesure de confinement, les mots-clefs #OnApplaudit et #TousALaFenêtre acquièrent de la visibilité[30]. Le mot d’ordre est relayé par plusieurs députés[31] et s’inspire de la pratique italienne[32]. « À 20 h, on vient applaudir ! Rendez-vous sur vos balcons et à vos fenêtres pour applaudir ensemble celles et ceux qui sont mobilisés pour le bien de tous[33]. »
Après des débats sur l’horaire à retenir (19 heures ou 20 heures)[30], c’est finalement à 20 h[34] qu’ont lieu les applaudissements quotidiens[35], qui deviennent très nourris à partir du deuxième jour[36]. Alors que les allocutions télévisées du président de la République ont généralement lieu à 20 h, celle du est décalée de deux minutes pour laisser aux applaudissements le temps de se dérouler[37].
En tant que phénomène synchronisé, ce rituel est perçu à la fois comme la création d'un nouveau lien entre voisins, et la manifestation de l'unité du peuple français[38].
Les applaudissements perdent progressivement en intensité après la levée des mesures de confinement, jusqu'à disparaître en [39]. Selon un sondage, 59 % des Français n'ont jamais applaudi pour les soignants, à l'inverse 21 % ont fait ce geste de façon régulière[40].
Suppressions des lits d'hôpitaux, coût de la saturation du système de santé
Les syndicalistes, parmi lesquels le Collectif Inter-Hôpitaux, font entendre leurs revendications : « Ce n'est pas que d'applaudissements dont on a besoin ». Ils dénoncent la diminution des moyens, les fermetures de lits, de services et les pertes de pouvoir d'achat des personnels[41].
Les suppressions des lits (des moyens d'accueil) sont dénoncées depuis de nombreuses années lorsque la pandémie commence, la saturation des services hospitaliers est le facteur déclencheur des décisions de confinement. Les économies de quelques milliards faites grâce à ces restrictions budgétaires, sont comparées aux centaines de milliards d'euros que coûtent les mesures d'accompagnement des confinements :
en mars 2021, le déficit de l'État s'est accru de 193 milliards d'euros en un an[42],
« Le couvre-feu à 18 h coûte environ 10 milliards par mois à l’État », indique Laurent Saint-Martin, le rapporteurLREM du Budget à l’Assemblée,
à son annonce le 31 mars, on estime que le 3e confinement d'un mois coûtera 20 milliards d'euros de déficit supplémentaire[42].
Malgré le bilan financier désastreux et les conséquences majeures des choix politiques de fermetures des lits faits depuis plusieurs mandatures, les mêmes orientations sont maintenues et les fermetures de lits du système hospitalier se poursuivent dans toute la France. Alors que le gouvernement est acculé au 2e confinement à cause de la saturation des hôpitaux, Olivier Véran déclare le « Je sors totalement du dogme de la réduction des lits lorsqu’il y a des transformations de projets hospitaliers. Ça c’est terminé ! »[43]. Pourtant Olivier Milleron, cardiologue à l’hôpital Bichat, lors d’une conférence de presse du collectif inter-hôpitaux le 1er décembre, constate que "les projets de restructuration hospitalière sont toujours à l’ordre du jour, prévoyant la fermeture de centaines de lits et la suppression de nombreux emplois hospitaliers ». Le , la coordination nationale souligne qu'Emmanuel Macron avait promis lors du premier confinement de porter le nombre de lits de réanimation de 5 000 à 12 000. Un an après le Président de la République indique qu’il y en a seulement 7 000 et que l’objectif est d’atteindre 10 000[44].
Mais les applaudissements et surtout les promesses ont été oubliés dès la sortie du premier confinement : au deuxième comme au troisième confinement, les dotations matérielles sont toujours défaillantes, le personnel insuffisant, les suppressions de lits se poursuivent[45].
En Italie, premier pays européen confiné à cause de la pandémie, les applaudissements, longs de plusieurs minutes, ont lieu à 18 h[47]. Certains habitants entonnent aussi des chants italiens comme le Canto della Verbena[48] ou l'hymne national à leur balcon[47].
Le New York Times relate aux États-Unis l'événement italien le : « Les Italiens trouvent un moment de joie dans ces temps d'anxiété » (Italians Find ‘a Moment of Joy in This Moment of Anxiety’)[49].
Au Royaume-Uni
Au Royaume-Uni, l'hommage « Clap for Carers » a la forme d'une campagne en ligne qui se déroule pendant dix soirées de fin mars à fin mai 2020. Des voisins se tiennent sur le pas de leur porte tous les jeudis à 20 heures, en tapant sur des casseroles, parfois accompagnés de sirènes de police et de gyrophares, comportements considérés parfois comme relevant d'un « nationalisme bienveillant ».Boris Johnson déclare que le NHS est « alimenté par l'amour », une sorte de « ligne de front héroïque » face à une pandémie mondiale. Le personnel de soin est ainsi présenté comme un ensemble de héros, ce qui peut détourner de la responsabilité de contenir le virus, alors que le public conteste les mesures sanitaires employées[50].
Nathan Wyburn crée alors un collage numérique (Thank You) composé de plus de 200 images de membres du National Health Service (NHS), pour rendre hommage à leur travail.
En , Annemarie Plas propose de reconduire le Clap for Heroes lors du troisième confinement que connaît le pays.
Analyses sociologiques du rituel
La manifestation de solidarité envers les soignants via des applaudissements synchronisés à heure fixe est une forme de rite contemporain non religieux, tendant à renforcer la cohésion de la population, confrontée à une situation difficile[38]. Elle a lieu à la frontière entre un espace privé (l'appartement ou la maison) et un espace public (le balcon ou l'entrée) et de ce fait emprunte, par sa visibilité, des caractéristiques de la société du spectacle : vidéos du phénomène, mises en scène. Elle met en exergue la notion de collectif, considérée comme essentielle pour affronter l'épidémie (grâce au service public), et donne une particulière intensité à des liens entre personnes qui en réalité ne se connaissent pas, équilibrant ainsi momentanément le collectif et l'individuel. Enfin, dans sa dimension répétitive, elle rassure les individus dans une période particulièrement anxiogène pour eux[38] : en effet, la ritualisation s'accommode du changement social, car les sociétés qui se transforment renouvellent les manières de marquer des moments forts. Le rituel suggère la nécessité d'apparaître comme faisant partie d'une communauté et, par conséquent, de confirmer sa propre existence et être reconnu en tant qu'individu. Ces interactions sociales donnent du sens dans ce contexte[38].
Cependant, la qualification de ce phénomène comme un « rituel de gratitude » a été contestée, étant considérée par certains comme un ensemble de tropes, tel celui du professionnel soignant vu comme un héros se sacrifiant pour masquer les failles des systèmes de soins nationaux[52].
Bibliographie
(en) Nanta Novello Paglianti, « Rituals During Lockdown : The “Clap for our Carers” Phenomenon in France », Culture e Studi del Sociale, vol. 5, no 1, , p. 315–322 (DOI10.14273/unisa-2959).
(en) Sam Mackay, « Polite Applause : The sonic politics of ‘Clap for Carers’ », Organised Sound, Cambridge University Press, vol. 26, no 2 « Socially Engaged Sound Practice... », , p. 211–218 (DOI10.1017/S135577182100025X).
(en) Alexandre Rigal et David Joseph-Goteiner, « The Globalization of an Interaction Ritual Chain : “Clapping for Carers” During the Conflict Against COVID-19 », Sociology of Religion, vol. 82, no 4, , p. 471–493 (DOI10.1093/socrel/srab044).
↑« De l’apparition d’une « maladie mystérieuse » à une lente sortie de crise : retour sur un an de Covid-19 en France », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le )
↑(en-US) Jason Horowitz, « The New York Times, Italians Find ‘a Moment of Joy in This Moment of Anxiety’ », The New York Times, (lire en ligne)
↑(en) Helen Wood et Beverley Skeggs, « Clap for carers? From care gratitude to care justice », European Journal of Cultural Studies, vol. 23, no 4, , p. 641–647 (ISSN1367-5494, DOI10.1177/1367549420928362, lire en ligne, consulté le )