Sécurité sociale de l'alimentationSécurité sociale de l'alimentation
La Sécurité sociale de l'alimentation (SSA) est une réflexion en cours en France, en Belgique, en Suisse et au Luxembourg, portée par différents acteurs de la société civile depuis 2017, sur la création de nouveaux droits sociaux visant à assurer conjointement un droit à l'alimentation, des droits aux paysans / agriculteurs et la protection de l'environnement. La malnutrition n’est pas qu’un problème des pays pauvres. En France, en 2021, plus de 8 millions de personnes ont besoin de l'aide alimentaire pour se nourrir. C’est trois fois plus qu’en 2005. Répandue très inégalement selon les classes sociales, cette précarité alimentaire en quantité ou en qualité a des conséquences sur la santé publique, notamment en termes de maladie cardiovasculaire, de cancer, de diabète, de baisse de la fertilité, ou encore de souffrances psychologiques. Le dysfonctionnement du système alimentaire affecte également la rémunération et la santé des agriculteurs, toujours moins nombreux et soumis à une concurrence planétaire plus rude, ainsi qu'à une dégradation de l'environnement (changement climatique, régression et dégradation des sols, effondrement de la biodiversité…) La proposition de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) vise à étendre les principes du régime général de la Sécurité sociale, fondé en 1946 par Ambroise Croizat, à l’alimentation et à l’agriculture, afin de bâtir une organisation démocratique du système alimentaire. Fondée sur les principes d'une caisse unique, universelle, solidaire, et démocratique, le régime générale de sécurité sociale tel qu'il fonctionnait de 1946 à 1967 était géré par les citoyens et travailleurs eux-mêmes et constituait une prise de souveraineté populaire sur la production de soins et la définition du travail. La production d'alimentation pourrait être intégrée dans le régime général de Sécurité sociale, un objectif porté par les défenseurs du projet de SSA. Initiée en 2017 par Ingénieurs sans frontières-Agrista, et portée depuis 2019 par un collectif d’associations regroupant citoyens et professionnels de l’agriculture, de l’alimentation et de l’éducation populaire ; la SSA fait depuis l'objet d'expérimentations locales dans des dizaines de communes en France (Paris, Bordeaux, Montpellier, Cadenet, Gironde…) ainsi que d'une campagne de résistance civile afin d'obtenir sa généralisation (« Riposte alimentaire »). Ses trois principes fondamentaux sont : l'universalité du droit à l'alimentation, la cotisation sociale, et le conventionnement démocratique. Ainsi, de la même manière qu'ils le font en allant chez le médecin, tous les Français pourront utiliser une Carte Vitale d'alimentation pour se nourrir sainement de manière autonome, auprès des professionnels conventionnés sur des critères environnementaux et sociaux définis démocratiquement par les caisses primaires locales représentant les citoyens. Les producteurs, eux, seraient liés par des contrats pluriannuels avec un prix établi à partir de leur coût de revient et des volumes garantis. La SSA permettrait ainsi à la fois aux plus modestes de mieux manger, aux agriculteurs de mieux vivre de leur métier, tout en réorientant le modèle agricole vers une agroécologie, créant un cercle vertueux. ContexteLa proposition de Sécurité sociale de l'alimentation (SSA) nait du constat que, d'un côté, l'agriculture surproduit sans rémunérer suffisamment ses travailleurs ; de l’autre, le nombre de bénéficiaires de l'aide alimentaire explose[1]. Bénédicte Bonzi, anthropologue et autrice de La France qui a faim (Seuil), constate que « le système alimentaire, de la production jusqu’à la consommation, dysfonctionne complètement, il ne répond à aucune des promesses qui ont été faites », à commencer par celle de nourrir correctement les Français[2]. Alors « redevenir un pays nourricier [et bâtir une] souveraineté alimentaire » renouvelée ne se feront, selon elle, qu’au prix d’un « exercice démocratique de chacun et chacune »[3] afin de transformer l'ensemble du système alimentaire[2]. Malnutrition et précarité alimentaireLa malnutrition n’est pas qu’un problème des pays pauvres. En France, en 2021, plus de 8 millions de personnes, c'est-à-dire près de 12% de la population, ont besoin de l'aide alimentaire pour se nourrir. C’est trois fois plus qu’en 2005[4],[5]. La crise sanitaire a fait exploser la précarité alimentaire, mais, avant même la pandémie de Covid-19, 5 millions de Français dépendaient déjà de l’aide alimentaire[1]. Le phénomène est probablement sous-estimé, car le nombre de citoyens en situation d’insécurité alimentaire dépasse largement celui des seuls bénéficiaires de l’aide alimentaire[6] : selon une étude publiée en par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc), 16 % des Français ne mangent pas à leur faim[7],[8]. Le phénomène est également attisé par la forte inflation[3] : les prix de l’alimentation ont progressé de 15,9 % entre et , selon l’Insee[8]. De plus, l'aide alimentaire ne fournit pas un panier équilibré et choisi[1] et les associations sont débordées[9]. De nombreuses recherches soulignent les bienfaits d’une alimentation variée et équilibrée qui répond aux besoins spécifiques de l’organisme. Le professeur Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), a rappelé devant la mission d’information que le HCSP a produit plus de 15 avis et rapports soulignant l’importance cruciale d’une alimentation saine pour maintenir une bonne santé. Par exemple, une étude récente de l’université de Bergen en Norvège a montré qu’adopter dès l’âge de 20 ans un régime alimentaire riche en légumineuses, céréales complètes, fruits à coque, poissons, fruits et légumes pourrait augmenter l’espérance de vie de plus de dix ans. Ce gain est estimé à environ 10,7 ans pour les femmes et 13 ans pour les hommes, par rapport à un régime alimentaire occidental classique[10]. En revanche, les effets délétères d’une alimentation déséquilibrée sont bien documentés. Une étude menée en 2019 par 130 chercheurs dans le cadre du projet Global Burden of Disease a révélé que chaque année, 11 millions de décès à l’échelle mondiale sont imputables à une mauvaise alimentation, soit 22 % des décès chez les adultes. Parmi ces décès, les maladies cardiovasculaires dominent avec plus de 9 millions de morts, suivies par les cancers (913 000) et le diabète de type 2 (338 000)[11]. Cette étude met également en lumière une sous-consommation généralisée d’aliments sains, tels que les fruits, légumes et céréales complètes, combinée à une surconsommation d’aliments nocifs comme les boissons sucrées, le sel et les produits transformés, notamment la charcuterie. Il est aujourd’hui admis que pour améliorer la santé globale de la population, il est essentiel de réduire les inégalités alimentaires et d’encourager un accès généralisé à des produits nutritifs et sains. Cette nécessité dépasse les frontières nationales : aux États-Unis, par exemple, la société d’assurance santé Geisinger Health System a mis en place le programme Fresh Food Pharmacy, destiné à fournir aux patients diabétiques des aliments frais et variés, principalement des fruits et légumes, contribuant significativement à l’amélioration de leur état de santé[12]. Cependant, il est établi que les choix alimentaires ne dépendent pas uniquement des goûts ou des préférences personnelles, mais sont également influencés par des déterminants sociaux, incarnés dans le concept d’habitus alimentaire. Les inégalités nutritionnelles ne se limitent pas aux différences de revenus ; elles sont aussi le résultat de facteurs sociaux complexes. Ainsi, même si toutes les personnes en situation d’insécurité alimentaire ne souffrent pas directement de la faim, elles subissent des restrictions quantitatives ou qualitatives qui dégradent leur qualité de vie, leur bien-être et leur santé. En septembre 2018, le Conseil national de l’alimentation (CNA) a publié un avis soulignant que les dépenses alimentaires représentent une charge disproportionnée pour les ménages les plus pauvres[13][réf. nécessaire]. En 2016, logement et alimentation absorbaient près de 50 % du budget mensuel des seniors isolés en situation de pauvreté (25 % pour le logement et 21 % pour l’alimentation), contre seulement 27 % pour les ménages aisés (16 % et 11 %, respectivement). Pour remédier à cette situation, le CNA recommande notamment l’élaboration d’une feuille de route interministérielle contre la précarité alimentaire, ainsi qu’une étude approfondie sur les mécanismes qui conduisent à cette précarité et leurs effets sur la santé[13][réf. nécessaire]. L’alimentation constitue le troisième poste de dépense pour l’ensemble des Français, après le logement et les transports, mais elle devient le deuxième pour les 17,2 % de la population la plus défavorisée[14][réf. nécessaire]. Les inégalités alimentaires se manifestent également sur le plan qualitatif : un enfant d’ouvrier a quatre fois plus de risques d’être obèse ou en surpoids qu’un enfant de cadre, traduisant un déséquilibre structurel dans l’accès à une alimentation saine[15][réf. nécessaire]. Depuis vingt ans, les pouvoirs publics ont multiplié les initiatives pour promouvoir des comportements alimentaires favorables à la santé. Parmi ces efforts, le Programme national nutrition santé (PNNS), lancé en 2001, s’est imposé comme l’un des outils majeurs de la politique de santé publique. Visant à améliorer la santé de la population par une meilleure nutrition, ce programme a évolué au fil des ans, avec une quatrième édition depuis 2019. Il fixe des objectifs précis : éducation nutritionnelle, création d’un environnement favorable, prévention et prise en charge des troubles nutritionnels, surveillance de l’état nutritionnel, et lutte contre la précarité alimentaire[réf. nécessaire]. Un autre volet, le Programme national pour l’alimentation (PNA), lancé en 2010, vise à garantir la sécurité alimentaire dans un cadre d’agriculture durable. Ce programme met l’accent sur l’accès à une alimentation diversifiée, locale et de qualité, tout en favorisant l’éducation alimentaire, la lutte contre le gaspillage et le développement des circuits courts. Le PNA est actuellement dans sa troisième déclinaison (2019-2023) et finance notamment l’approvisionnement en produits bio et locaux pour la restauration collective[16][réf. nécessaire]. Les deux programmes ont été harmonisés sous le Programme national de l’alimentation et de la nutrition (PNAN), mis en place pour la période 2019-2023. Doté d’un budget de 40 millions d’euros, principalement financé par des fonds européens[17], ce programme fixe des objectifs ambitieux : réduction de la consommation de sel, promotion du Nutri-Score, ou encore généralisation de l’éducation alimentaire de la maternelle au lycée. Enfin, des outils pratiques comme le Nutri-Score, adopté en 2017, simplifient les choix alimentaires des consommateurs en facilitant la comparaison nutritionnelle des produits transformés. Cet étiquetage vise également à encourager les industriels à améliorer leurs produits. Selon Daniel Nizri, président du comité de suivi du PNNS, le Nutri-Score aide les consommateurs, quel que soit leur revenu, à remplir leur panier de manière saine et accessible[18]. Conséquences en termes de santé publiqueQui plus est, il est maintenant connu[réf. nécessaire] qu'une mauvaise alimentation accroît les risques de maladie cardiovasculaire, de cancer ou encore de diabète. L’obésité touche 17 % de la population adulte (8,5 millions d'individus) et est très inégalement répandue selon la classe sociale des individus. Ainsi, d’après une étude du ministère de la Santé, dès l’âge de 6 ans, les enfants d’ouvriers sont quatre fois plus touchés par l’obésité que les enfants de cadres[19],[2]. De même, plus la classe sociale et le niveau de diplôme sont élevés, plus la consommation d’aliments issus de l’agriculture biologique comme celle de fruits et de légumes sont importantes[19]. Cette violence alimentaire[laquelle ?] s’exerce sur les corps et entraîne également des souffrances psychologiques « plus difficiles à identifier, sournoises car distillées dans le temps »[3]. Cependant, une alimentation diversifiée et en quantité adaptée ne suffit pas, encore faut-il qu’elle soit de bonne qualité. Or les résidus de pesticides sur les aliments ont des effets néfastes sur la santé et constituent des facteurs de risque pour les consommateurs, comme une baisse de la fertilité. Mais les pesticides sont également et avant tout nocifs pour les agriculteurs, chez qui le risque de cancer est considérablement accru par leur utilisation[19]. Limites de l'aide alimentaireLe nombre de bénéficiaires de l'aide alimentaire a explosé. Quand Coluche lançait son appel et les Relais du cœur en 1985, cette aide alimentaire était alors conçue comme exceptionnelle, répondant à une urgence. Trente-cinq ans après, elle s’est institutionnalisée[1]. D'une façon générale, la réponse actuelle pour tenter d'améliorer l'accès à l'alimentation s’inscrit dans des politiques sociales de soutien aux plus pauvres qui reposent sur cette filière de l'aide alimentaire[6]. Or, si l’aide d’urgence classique permet à nombre de foyers de survivre, elle perpétue aussi un fonctionnement oppressif au sein duquel les personnes n'ont peu ou pas le choix des produits, du moment et du lieu de leur collecte. Un « marché de la faim » que dénonce la chercheuse Bénédicte Bonzi, docteure en anthropologie sociale et auteure de La France qui a faim (Seuil, mars 2023)[3]. De plus, l’aide alimentaire provient de dons, dont 95 % de l’agro-industrie qui l’utilise, au passage, pour défiscaliser[1],[19]. En 2019, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), fustigeait la complexité de l’aide alimentaire et la qualité même des produits auxquels elle permet d’accéder[5]. Mal-être des agriculteursLe système agricole surproduit sans rémunérer suffisamment ses travailleurs[1]. Un tiers des agriculteurs perçoivent moins de 350 € par mois en 2016, selon la Mutualité sociale agricole[réf. nécessaire]. Un sur cinq n’a dégagé aucun revenu en 2017 selon l’Insee[20]. Selon la Dares[réf. nécessaire], liée au ministère du Travail, dans dix ans, la France devrait compter 40 000 agriculteurs de moins, alors qu’ils ne représentent déjà plus que 2 % de la population active. Dans le même temps, notre autonomie alimentaire ne cesse de reculer : les importations françaises ont bondi de 87 % en dix ans[2]. En outre, les agriculteurs sont mis en concurrence à l'échelle planétaire, pour produire à moindre coût. Selon l'agronome Mathieu Dalmais, il est possible de sortir de cette pression de la compétitivité en « socialisant l’agriculture et l’alimentation »[21]. Crise écologiqueLes pesticides ont un impact majeur sur le déclin des populations d'oiseaux et d'insectes, mais les ventes de produits issus de l'agriculture biologique — qui représente une alternative moins polluante — sont en baisse, et restent de toute façon très minoritaires en France (6 %)[réf. nécessaire] compte tenu du coût des produits biologiques. La Sécurité sociale de l’alimentation, en fléchant les produits conventionnés, permettrait d’encourager la filière bio et les enseignes qui promeuvent une agriculture durable[8]. HistoireL’idée de la Sécurité sociale de l’alimentation s’inscrit dans une longue tradition d’initiatives visant à répondre aux besoins alimentaires des populations les plus démunies. Elle émerge dans un contexte marqué par l’évolution des dispositifs d’aide alimentaire en France. Ce modèle moderne d’aide alimentaire prend véritablement forme dans les années 1980, en réponse à la montée du chômage et à l’augmentation des situations de précarité. Cette période voit la création d’organisations telles que la Banque alimentaire en 1984 et les Restos du cœur en 1985. Ces initiatives, reposant sur la collecte et la redistribution de surplus alimentaires, deviennent les piliers d’un système visant à répondre aux besoins fondamentaux des populations les plus précaires. En 2017, une réflexion sur un modèle complémentaire à l’aide alimentaire commence à émerger au sein de l’association ISF-Agrista, membre de la Fédération Ingénieurs-sans-frontières (ISF). L’objectif est d’imaginer un système permettant un accès universel à une alimentation de qualité tout en soutenant une agriculture respectueuse de l’environnement. À partir de 2019, ce projet prend une nouvelle ampleur avec la création du Collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation, réunissant divers acteurs de la société civile, comme la Confédération paysanne[22], Réseau Salariat, le Réseau Civam, les Greniers d’abondance, l’Atelier Paysan, VRAC (Vers un Réseau d’Achat Commun), le Secours catholique et encore d’autres organisations œuvrant dans les domaines de l’agriculture, de l’éducation populaire ou de l’alimentation[23]. Le terme « sécurité sociale de l'alimentation » est alors préféré par le collectif à celui de « sécurité sociale alimentaire » car le projet n'est pas une réforme de l'aide alimentaire, et ne compte pas se cantonner à l'alimentaire « de base » mais bien à toute l'alimentation[24]. Popularisation de la SSACes travaux ont fait l'objet de la publication d'une tribune dans Reporterre[25], de différents articles et ouvrages[26], en plus de nombreux articles de presse sur le sujet[27],[20],[1],[4],[28],[29],[30],[19],[31],[32],[33],[34] et d'un débat à l'Assemblée nationale[28] ou encore d'ateliers et de conférences gesticulées[20]. Elle gagne du terrain en France[9]. Plusieurs autres organisations politiques s'intéressent à ces travaux[35],[36],[37] et le collectif pour la SSA s’emploie à faire de l’éducation populaire sur ces questions[20]. Depuis quelques années, la sécurité sociale de l'alimentation voit grandir l'intérêt qui lui est portée[5],[8],[38]. Plusieurs candidats aux dernières élections municipales ont fait savoir qu’ils souhaitaient « expérimenter » une sécurité sociale de l’alimentation sur leur territoire, à l’image de la liste de gauche « Villeurbanne en commun » qui a emporté la mairie (150 000 habitants)[réf. nécessaire]. Une audition du collectif en ce sens s’est aussi tenue mi-2020 au conseil économique, social et environnemental de Nouvelle-Aquitaine, pour une possible expérimentation locale[20]. En 2022, le Conseil national de l’alimentation (CNA), une instance consultative indépendante auprès des ministères concernés par le sujet, a proposé d'expérimenter la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation afin d'aller vers une « démocratie alimentaire » et réduire la précarité alimentaire[6],[39]. Des élus travaillent également sur une loi cadre pour expérimenter en grandeur nature ce projet[5]. Le 28 janvier 2024 est lancé un mouvement de désobéissance civile nommé « Riposte alimentaire » qui demande la mise en place de la sécurité sociale de l'alimentation. La campagne est lancée par un jet de soupe sur La Joconde[40],[41]. PrincipesLe droit à l’alimentation est un droit fondamental qui figure dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (Article 25‑1) : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien‑être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, […] »[42]. Jean Ziegler (ancien vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU) définit ce droit comme celui de « disposer d‘un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique, physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne »[43]. C’est dans cette logique que s’inscrivent les trois principes fondamentaux de la Sécurité sociale de l’alimentation, un dispositif visant à rendre concret et universel ce droit .[1],[9],[5],[22],[44],[41] :
Cette réflexion part du double constat fondamental que seul un travail simultané sur le droit à l'alimentation, les droits des producteurs et le respect de l'environnement permettront de répondre aux multiples enjeux économiques, sociaux et environnementaux des productions agricoles et alimentaires, et de transformer durablement les conditions de production de l'alimentation humaine[21]. Et que le seul moyen durable pour atteindre et assurer un fonctionnement résilient du droit à l'alimentation, les droits des producteurs et le respect de l'environnement se trouve dans une organisation démocratique du système alimentaire[21]. Elle reprend ainsi la notion de souveraineté alimentaire. Rapport VogelLe rapport Vogel de 2022, intitulé "Construire la sécurité sociale écologique du XXIe siècle"[45], explore les interactions entre justice sociale et transition écologique. Fruit d’une réflexion engagée, ce document souligne l’urgence de repenser notre système de protection sociale à l’aune des défis environnementaux. Mélanie Vogel, son auteur, propose d’intégrer des dimensions écologiques et alimentaires dans les mécanismes traditionnels de la sécurité sociale, afin de garantir une réponse à la fois solidaire et durable aux crises contemporaines. Ce rapport s’inscrit dans une vision ambitieuse : allier équité sociale et respect des limites planétaires, en dessinant les contours d’un modèle innovant qui conjugue protection des individus et préservation des écosystèmes. Plusieurs esquisses de solutions sont alors proposées pour tenter de concilier alimentation saine, développement durable et protection des citoyens. Ce rapport part du double constat fondamental que seul un travail simultané sur le droit à l'alimentation, les droits des producteurs et le respect de l'environnement permettront de répondre aux multiples enjeux économiques, sociaux et environnementaux des productions agricoles et alimentaires, et de transformer durablement les conditions de production de l'alimentation humaine[21]. Et que le seul moyen durable pour atteindre et assurer un fonctionnement résilient du droit à l'alimentation, les droits des producteurs et le respect de l'environnement se trouve dans une organisation démocratique du système alimentaire[21]. Elle reprend ainsi la notion de souveraineté alimentaire. La nécessité d’une politique de prévention par l’éducation[45] Le Rapport Vogel[45] rappelle qu’une alimentation sous-optimale constitue un facteur de risque majeur pour la santé en introduisant son propos par une formule célèbre d’ Hippocrate, « Que ton alimentation soit ta meilleure médecine ». Il est donc primordial que les pouvoirs publics interviennent efficacement sur ce thème, en veillant à intégrer toutes les dimensions de l’alimentation – biologique, culturelle, sociale et économique – et en tenant compte de son lien étroit avec les inégalités sociales. La loi du 11 février 2016[46] sur la lutte contre le gaspillage alimentaire a placé l’éducation à l’alimentation au cœur de la politique publique en la rendant prioritaire. Codifiée dans l’article L. 312-173 du Code de l’éducation, cette loi prévoit que les établissements scolaires doivent inclure des enseignements et projets éducatifs liés à la nutrition et à la lutte contre le gaspillage, en cohérence avec les orientations des programmes nationaux pour la nutrition et l’alimentation. La loi « EGAlim »[47] du 30 octobre 2018 est venue renforcer ce cadre en précisant que l’acquisition d’une culture alimentaire dès l’enfance et l’adolescence doit intégrer des enjeux culturels, environnementaux, économiques et de santé publique. Cependant, malgré une base juridique pertinente, les moyens déployés pour diffuser cette culture restent insuffisants et peu adaptés. Un effort renforcé est nécessaire, notamment face aux données inquiétantes fournies par l’Association nationale de développement des épiceries solidaires (ANDES), selon lesquelles un enfant sur trois ne sait pas identifier les aliments qu’il consomme. La restauration scolaire pourrait jouer un rôle clé en proposant des ateliers et en valorisant les aliments bruts. Par ailleurs, 45 % des enfants âgés de 6 à 10 ans présentent des apports en calcium inférieurs aux besoins nutritionnels moyens, alors que ce minéral est indispensable pour la croissance et la santé osseuse, ainsi que pour des fonctions vitales comme la coagulation sanguine et la transmission nerveuse[45]. Lutter contre la précarité alimentaire … La crise sanitaire a exacerbé la précarité alimentaire, comme en témoigne l’augmentation significative du nombre de personnes se rendant dans les points de distribution alimentaire. En particulier, l'afflux d'étudiants parmi les bénéficiaires a souligné l’urgence de la situation. Selon la Fédération française des banques alimentaires, les repas distribués ont connu une hausse de plus de 6 % en 2020 et de 4 % en 2021, totalisant plus de 225 millions de repas par an[48][réf. nécessaire]. Cette situation est particulièrement alarmante, car elle révèle l'élargissement de la précarité alimentaire à de nouvelles populations, avec 51 % des nouveaux bénéficiaires ayant rejoint les dispositifs d’aide alimentaire depuis moins d’un an, et 35 % depuis moins de six mois. Les chiffres relatifs à la pauvreté et à la fragilité alimentaire sont frappants : environ 1,5 million de personnes sont en situation de précarité alimentaire, 8 millions vivent dans la pauvreté, et 30 % de la population fait face à des difficultés pour se nourrir. En tout, près de 20 millions de personnes en France doivent réfléchir attentivement avant d'acheter leurs aliments. Depuis 2009, le nombre de bénéficiaires des banques alimentaires a augmenté de 171 %, un signe alarmant de l’ampleur de la précarité alimentaire dans le pays[45]. Mais délégué au secteur caritatif En France, la précarité alimentaire est souvent perçue comme un volet de la pauvreté, au même titre que la précarité énergétique ou l'accès aux soins. Depuis les années 1980, la réponse à ce problème s’est traduite par la mise en place d’une filière d’aide alimentaire, animée par quatre grands acteurs historiques : les Restos du Cœur, les banques alimentaires, la Croix-Rouge et le Secours populaire. Ce modèle repose sur une délégation de l’État au secteur associatif, faisant de l’aide alimentaire une exception parmi les politiques sociales, entièrement externalisée. Cependant, cette approche caritative, bien qu’indispensable, reste étroite et ne prend pas suffisamment en compte la complexité de la précarité alimentaire. Ce rapport appelle donc à dépasser cette logique d’assistance et à développer une démarche plus globale et concertée. Il propose de mettre l’accent sur des actions qui accompagnent les bénéficiaires dans une perspective holistique, tout en engageant davantage l’État pour structurer et coordonner ces dispositifs. En effet, la France ne dispose ni d’une protection constitutionnelle explicite du droit à l’alimentation ni d’un principe directeur garantissant une sécurité alimentaire pour tous. Malgré l’implication admirable des associations, ce secteur souffre d’un manque de vision stratégique de la part des pouvoirs publics. Les associations, bien que dotées d’une grande autonomie, doivent souvent définir seules leurs projets en fonction de leurs ressources et de leur interprétation du problème, sans bénéficier d’une véritable coordination nationale. L’État peine à assurer une cohérence d’ensemble, ce qui reflète un désengagement préoccupant vis-à-vis de ses responsabilités. Le système actuel d’aide alimentaire présente également des limites structurelles. Reposant majoritairement sur des dons, il confie aux associations la gestion opérationnelle, administrative, législative et sociale de cette mission complexe. Ce modèle s’appuie aussi sur des subventions publiques – nationales, européennes ou locales – ainsi que sur le gaspillage alimentaire et l’engagement bénévole. Cependant, certaines organisations, comme la Fédération française des banques alimentaires, cherchent à réduire leur dépendance aux dons en augmentant leurs achats de denrées. Enfin, les données sur l’insécurité alimentaire sont difficiles à établir avec précision. Selon Dominique Paturel, environ 8 millions de personnes en France sont touchées par cette problématique, mais seules 2,2 millions d’entre elles recourent à l’aide alimentaire[45]. Ce non-recours s’explique par divers facteurs : méconnaissance des droits, critères d’éligibilité non remplis ou refus par souci de dignité ou d’estime de soi. Ainsi, l’aide alimentaire ne couvre qu’une partie des besoins des bénéficiaires et laisse de nombreux individus sans réponse. Un lien étroit entre alimentation et développement durable La loi « Climat et résilience »[49] du 22 août 2021 établit une politique alimentaire durable visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, protéger la biodiversité et renforcer la souveraineté alimentaire. Elle introduit également la Stratégie nationale pour l'alimentation, la nutrition et le climat (SNANC) pour garantir l'accès à une alimentation saine et durable. La production agricole génère des effets positifs et négatifs pour l’environnement. En 2018, elle représentait 19 % des émissions de gaz à effet de serre en France, avec des pertes et gaspillages contribuant à 3,3 % des émissions nationales. L’agriculture doit relever le défi de nourrir une population croissante tout en préservant l’environnement[45]. La loi valorise les services environnementaux des agroécosystèmes, et l’alimentation doit concilier santé humaine et préservation des écosystèmes. Les efforts agricoles doivent être soutenus par l’industrie agroalimentaire, notamment en réduisant l’utilisation d’additifs et la teneur en sel et en sucre des produits transformés, afin de lutter contre des problèmes de santé publique tels que l’hypertension et le diabète. Extension de la Sécurité socialeL’idée de la Sécurité sociale de l’alimentation s’inspire de cette idée folle que fut celle de la « Sécu ». Soit assurer pour tous et toutes des soins de qualité, abordables, en demandant à chacune et chacun de cotiser. C’était l’esprit des « jours heureux », le programme ambitieux du Conseil National de la Résistance au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’économie était pourtant à terre. L'idée est donc de refaire la même chose pour l'alimentation, en ouvrant une nouvelle branche de la sécurité sociale[8] ou plus exactement en intégrant l'alimentation et l'agriculture dans le régime général de la sécurité sociale[41],[24],[44]. Le collectif s'est inspiré du fonctionnement de ce régime mis en place entre 1946 et 1967 et en reprend les trois principes : l'universalité de l'accès, le conventionnement démocratique et la cotisation sociale[39],[41]. Le collectif pour la SSA entend cependant éviter deux biais qui ont selon lui fragilisé le système de sécurité sociale : la reprise en main par l’État et le désengagement financier[20]. Au départ, les caisses étaient gérées par un collège réunissant des représentants des syndicats de travailleurs, majoritaires, et des représentants des organisations patronales. Dès 1958, l’État reprend une partie de la gestion des caisses : les directeurs ne sont plus élus mais nommés par les préfets. Puis l’État impose le paritarisme : la gestion est confiée à parts égales aux organisations patronales et de salariés[20]. Côté financement, le taux de cotisation, à la charge à la fois de l’employeur et du salarié, augmente jusqu’en 1979 avant d’être figé, puis diminue au gré des diverses exonérations dont le but affiché est d'accroître la compétitivité des entreprises, jusqu’à creuser le « trou de la Sécu »[20]. Carte Vitale d'alimentation créditée de 150 euros par moisLe but de la sécurité sociale de l'alimentation est de mettre un terme à la faim et permettre à tous d’accéder à des produits alimentaires de qualité[5]. L'idée est donc d'allouer 150 euros par mois et par personne – cette somme serait versée aux parents pour les mineurs – « pour acheter des aliments à des producteurs et structures conventionnés », financé par une cotisation sociale de 12,6 % sur les salaires, comme pour la sécurité sociale[1],[19],[5],[20]. Ainsi, de la même manière qu'ils le font en allant chez le médecin, tous les Français pourront utiliser une carte vitale d'alimentation pour payer des produits locaux et de saison[28],[5], pour se nourrir sainement de manière autonome[30]. Soit des aliments de qualité et durables, qui ne seraient pas issus de l’agro-industrie, ultratransformés, délétères pour l’environnement comme pour les conditions d’existence des producteurs[3]. À l’image de la « sécu », qui garantit un accès aux soins pour tous, la « sécurité sociale de l’alimentation » serait éminemment solidaire : chacun cotiserait selon ses moyens pour permettre aux familles les plus pauvres de subvenir a minima à leurs besoins[20]. Le montant de 150 euros est un « minimum » que l’on retrouve dans les milieux de l’aide alimentaire ou de l’accueil d’urgence, où cinq euros par jour sont alloués à un ou une bénéficiaire par les structures caritatives quand elles ne peuvent pas fournir de nourriture. Ce montant reste cependant insuffisant pour s’alimenter confortablement, la moyenne de consommation alimentaire des Français étant d’environ 225 euros par mois et par personne, hors boisson et restauration en dehors du domicile. Si le projet de sécurité sociale de l’alimentation aboutit, les initiateurs aimeraient augmenter ce montant. Celui-ci pourrait aussi être pondéré en fonction du lieu de vie, tant le prix de l’alimentation varie géographiquement[20]. Conventionnement démocratique et financementComme pour la Sécurité sociale, le système serait administré par des caisses primaires locales, au sein desquelles se retrouveraient des consommateurs, des producteurs, des travailleurs, des élus ou des citoyens tirés au sort, chargés de conventionner les endroits, correspondant à un certain nombre de critères environnementaux et sociaux, définis démocratiquement, où cet argent pourrait être dépensé[50],[20],[8]. Chaque caisse primaire locale couvrira environ 15 000 à 20 000 personnes, afin de rester au plus proche du contexte agricole et alimentaire local[20]. Les produits conventionnés ne seront pas uniquement des produits frais. Ils devront répondre aux besoins des préférences alimentaires spécifiques (sans porc, végétarien, non allergènes, etc.)[20]. Les 150 euros doivent aussi permettre d’acheter des produits transformés ou d’accéder à la restauration collective publique (cantines, restaurants universitaires)[20]. Un produit importé d’Europe ou d’ailleurs dans le monde pourra aussi être conventionné si les citoyens de la caisse le décident[20]. Pour financer le dispositif, les initiateurs proposent une cotisation sociale de 12,6 % qui pourrait être prélevée sur le salaire ou le revenu brut, comme pour l’assurance maladie ou chômage[20],[1]. Cette cotisation implique une baisse du revenu net qui serait cependant compensée par le versement des 150 euros par mois, à dépenser uniquement pour une alimentation conventionnée[20]. Le budget mensuel dédié de 150 euros par mois et par personne, qui représente un budget de 120 milliards d'euros par an (soit la moitié de l’ensemble de la consommation alimentaire, ou encore la moitié de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie pour 2022), serait sanctuarisé, et intégré dans le régime général de sécurité sociale[20],[5]. Afin de réduire les inégalités, des membres du collectif plaident pour que la mise en place de cette cotisation soit couplée à une augmentation des salaires bruts, au moins pour les bas salaires. Une autre piste de financement est d’asseoir une partie de cette cotisation sur le profit des entreprises[20]. Revenus des producteurs et statutsLes producteurs, eux, seraient liés par des contrats pluriannuels avec un prix établi à partir de leur coût de revient et des volumes garantis[1]. Un cahier des charges de « bonnes pratiques » pourra être réalisé avec les éleveurs mais aussi les abattoirs et magasins[20]. Les prix des produits nationaux conventionnés seront décidés avec les caisses, au regard de leur coût de revient et en vue d’assurer un revenu « juste » et « décent » aux travailleurs le long de la filière de production. Les conditions de travail dans le secteur agro-alimentaire font partie des points sur lesquels des discussions seront engagées. Le collectif pour la SSA a d’ores et déjà pris des contacts avec les syndicats du secteur[20]. Deux statuts sont envisagés. Le producteur peut rester indépendant mais avec un prix rémunérateur et des volumes garantis. L’autre possibilité est que le producteur devienne salarié de la caisse, c'est-à-dire titulaire d'un salaire à la qualification personnelle, dans l’hypothèse où l’ensemble de sa production répondrait aux critères fixés[20],[24]. Le Réseau salariat voit là une manière d’instaurer une sécurité de l’emploi pour ces personnes : le versement du salaire par la caisse devenant dès lors indépendant de la production, pour être rattaché directement à la personne des producteurs d'alimentation en fonction de leur qualification. Cela revient à généraliser le fonctionnement initial des Association pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP), qui approvisionnent actuellement[Quand ?] plus de 300 000 personnes en France, selon l’association Urgenci. La rémunération du travail des paysans y est mensualisée, et divisée par le nombre de paniers vendus, indépendamment de la production réalisée[20]. Transformer le système de productionSelon le collectif, la sécurité sociale de l'alimentation est un levier économique permettant de transformer le système agricole en soutenant la population pour acheter mieux, afin de soutenir une agriculture plus durable, en entrant dans un cercle vertueux[28],[5],[20],[8]. Elle permettrait ainsi à la fois aux plus modestes de manger des produits sains, aux agriculteurs de mieux vivre de leur métier, tout en améliorant les pratiques culturales et d'élevage pour faire une agriculture qui soit une alliée contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité[28]. De manière analytique, les chiffres sont alarmantsUne précarité alimentaire croissante en FranceLa précarité alimentaire en France atteint des niveaux critiques. En 2023, 2,4 millions de personnes ont bénéficié de l’aide alimentaire, un chiffre en constante augmentation depuis la crise sanitaire, aggravé par l’inflation[51]. Plus largement, 8 millions de Français, soit un sur dix, sont concernés par cette insécurité alimentaire[52]. Cette situation s’explique en grande partie par la hausse des prix : 88 % des Français ont vu leur poste de dépenses alimentaires augmenter en 2023, contre 69 % en 2019[23]. Dans ce contexte, 55 % des Français jugent qu’il est trop coûteux de manger sainement[53], et 49 % affirment ne pas pouvoir manger comme ils le souhaiteraient, un chiffre en forte hausse par rapport à 2019 (33 %)[23]. Des publics diversifiés et un système saturéLa précarité alimentaire touche désormais des publics variés. Les travailleurs pauvres représentent 17 % des bénéficiaires, souvent en emploi partiel, et les retraités, également 17 %, peinent à vivre décemment avec leurs pensions[54]. Cette diversification souligne les limites du système économique et social actuel. Malgré les aides publiques et privées, le système d’aide alimentaire est à bout de souffle, confronté à un effet ciseau : hausse des besoins, flambée des prix et stagnation des ressources[55]. L’épisode des Restos du Cœur en septembre 2023, contraints d’annoncer qu’ils ne pourraient plus répondre à la demande, illustre cette crise. 16 % des Français déclarent ne pas manger à leur faim, contre 9 % en 2016 [56]. Cette situation impose une réflexion urgente sur des solutions structurelles, telles que la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation, pour garantir un accès équitable et durable à une alimentation de qualité La proposition de loi du 15 octobre 2024Un système alimentaire en criseEn dépit d’une production alimentaire mondiale abondante, une proportion alarmante de la population française souffre de précarité alimentaire. Près de 37% des Français seraient confrontés à une situation d’ insécurité alimentaire en 2023[57]. Cela signifie qu’ils n’ont pas un un accès régulier à suffisamment d'aliments sains et nutritifs pour une croissance et un développement normaux et une vie active et saine[58]. Pour répondre à cette problématique croissante, l’aide alimentaire en nature, principalement organisée par les associations, constitue la réponse majeure. Selon l’INSEE, entre 2 et 4 millions de personnes en France métropolitaine ont eu recours à ce dispositif en 2021[59]. Paradoxalement, alors que la France est une puissance agricole mondiale, le recours à l’aide alimentaire a triplé en dix ans[60]. Les politiques actuelles, focalisées sur des mesures d’urgence, montrent leurs limites. L’aide alimentaire ne peut répondre seule à la précarité alimentaire. Il est donc nécessaire d’opérer une transformation globale du système alimentaire pour assurer l’accès universel à une alimentation saine et de qualité, tout en garantissant un revenu digne aux producteurs et une agriculture durable, puisqu’un un agriculteur sur cinq vit sous le seuil de pauvreté[61]. Une proposition législative pour un modèle alimentaire universelDans cette perspective, une proposition de loi a été présentée à l’Assemblée nationale le 15 octobre 2024[62]. Cette initiative vise à repenser le système alimentaire en France en répondant simultanément aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux. Elle s’inscrit dans des initiatives comme les « Territoires zéro faim » du député Guillaume Garot et les projets alimentaires territoriaux, alliant action publique et engagement citoyen pour démocratiser l’agriculture et l’alimentation. Cette proposition de loi prévoit, sur une durée de cinq ans et dans un maximum de vingt territoires, la mise en place de caisses alimentaires locales inspirées des caisses de santé qui ont précédé la création de la sécurité sociale. Ces caisses permettent de garantir à tous l’accès à une alimentation choisie, saine et de qualité, tout en assurant une rémunération juste pour les producteurs et en favorisant une agriculture respectueuse de l’environnement. Le projet repose sur trois principes clés : universalité, solidarité et démocratie alimentaire. Ces fondements structurent l’organisation et le fonctionnement des expérimentations locales. Dans chaque territoire concerné, un parlement alimentaire, composé de citoyens et de représentants locaux, définit démocratiquement les règles du système. Ce collectif décide des produits conventionnés en fonction de critères sociaux, sanitaires et environnementaux, comme l’absence d’OGM, le respect du bien-être animal ou encore les principes du commerce équitable pour les produits importés. Ces parlements fixent également les montants des cotisations et les modalités d’accès pour les bénéficiaires. Le financement de ce dispositif est tripartite. Il repose sur les cotisations des citoyens, les contributions des collectivités territoriales et un fonds national d’expérimentation financé par l’État. Ce modèle permet d’assurer la pérennité des caisses alimentaires tout en soutenant les territoires dans leur transition vers une alimentation durable. L’objectif est de sortir les agriculteurs de la logique concurrentielle des marchés pour leur garantir un revenu stable et équitable. Des impacts sociétaux et environnementaux prometteursLes bénéfices attendus de cette expérimentation seraient multiples. En matière de santé publique, elle permettrait de prévenir les maladies liées à la malnutrition, telles que l’obésité, le diabète ou les maladies cardiovasculaires, en promouvant une alimentation plus équilibrée. Sur le plan environnemental, elle favoriserait des pratiques agroécologiques, limitant ainsi les effets du changement climatique et renforçant la résilience du système agricole. Enfin, sur le plan social, elle instaurerait un système stable et égalitaire, remplaçant l’aide alimentaire d’urgence par un droit universel à l’alimentation. Cette initiative s’appuie sur des dynamiques locales déjà existantes, comme les projets alimentaires territoriaux, en vigueur depuis 2014. Ces projets, qui rassemblent collectivités, entreprises, citoyens et associations, promeuvent une alimentation durable et de proximité. À ce jour, plus de trente expérimentations locales, à Montpellier, Bordeaux, Lyon ou encore Saint-Étienne, illustrent la pertinence de ce modèle. La proposition de loi entend renforcer ces initiatives en leur apportant des moyens financiers et humains supplémentaires. Chaque expérimentation fera l’objet d’un suivi et d’une évaluation par un comité scientifique et citoyen. Cette évaluation permettra de mesurer l’impact du dispositif sur les territoires et de réfléchir à son éventuelle généralisation. L’encadrement national de ces expérimentations sera assuré par une association dédiée, chargée d’habiliter les projets locaux, de gérer le fonds national et de garantir la bonne conduite des initiatives. En redonnant aux citoyens la maîtrise de leur alimentation, cette proposition de loi constitue une réponse ambitieuse à la précarité alimentaire et aux défis agricoles et environnementaux. Elle vise à rapprocher producteurs et consommateurs, à valoriser une agriculture durable et à replacer la question alimentaire au cœur des enjeux politiques. Cette expérimentation pourrait ainsi ouvrir la voie à une véritable démocratie alimentaire en France. Initiatives localesEn 2022, une expérimentation de sécurité sociale de l'alimentation voit le jour à Dieulefit (Drôme)[63],[64]. En 2023, des expérimentations ont lieu en Gironde[65], à Toulouse[66], à Strasbourg, à Clermont-Ferrand, à Valence[50], à Montpellier[67],[38], à Paris[8] ou encore à Cadenet (Vaucluse)[68]. Enfin, en 2024, de nouvelles expérimentations ont vu le jour, parmi lesquelles celle de Strasbourg et Lyon, qui confirment l'essor de ces initiatives à travers le territoire. ; tandis que Grenoble, Saint-Étienne et des dizaines d'autres communes partout en France préparent des caisses alimentaires ou des initiatives similaires, listées par le collectif[69],[50]. L'idée de la SSA est également reprise en Belgique depuis 2021[70] et des expérimentations y sont menées notamment à Schaerbeek[71] (Région bruxelloise) et en région wallone[72]. Le collectif pour une SSA répertorie 27 expérimentations, aux fonctionnements différents[9]. Selon les expérimentations, les conventionnements des points de ventes reposent sur différents critères, comme la qualité des produits, leur écoresponsabilité ou encore l’accessibilité géographique et financière[9]. Tout l’enjeu est désormais de savoir si ces différentes expérimentations parviendront à réunir suffisamment largement, pour que le système soit porté au niveau national[8]. MontpellierLe à Montpellier, plusieurs centaines de personnes assistent au lancement d’une « caisse alimentaire commune » lors d’une soirée dans une salle municipale[38]. La ville fait le choix d'une cotisation volontaire qui oscille en moyenne autour de 60 et 70 euros pour un crédit mensuel de 100 euros, certaines personnes ne cotisant qu'à hauteur de 1 euro[69]. La « caisse alimentaire commune », complétée par des subventions publiques et privées, permet à 400 habitants volontaires et représentatifs de la population de la métropole en matière d'âge et de revenus, de payer leurs achats via une monnaie locale, la MonA, dans des lieux de distribution alimentaires conventionnés par un comité de 47 citoyens (épiceries, magasins bio, supermarché coopératif, marchés de producteurs)[50],[73],[8]. Cette expérimentation, lancée sous l’égide du collectif d’associations Territoires à vivres avec la ville et la métropole qui regroupe 25 structures, doit durer jusqu’à l’été 2024[73],[8]. À l’issue de cette expérimentation, le retour sur expérience sera effectué par les chercheurs partenaires. Si elle s’avère positive, cette caisse alimentaire commune pourrait être généralisée à l’ensemble des Montpelliérains[8]. Si le recul n'est pas encore suffisant pour mesurer l'impact, des vertus sont déjà visibles pour les commerces participants[69]. CadenetÀ Cadenet, un village de 5 000 habitants dans le Vaucluse, l'association fondatrice « Au maquis » travaille sur l'aspect démocratie locale pour choisir les acteurs à conventionner. Grâce à une subvention de la Fondation de France, une trentaine de familles sont dotées de 150 € début 2023. Comme pour les médicaments, leurs achats sont remboursés soit à 100 %, pour certains produits bio et locaux, soit à 70 %, soit à 35 %[50],[74]. ParisLe , le conseil de Paris vote l'extension de l'expérimentation pour au 14e arrondissement, au 18e et au 20e. Le budget alloué est de 100 € par mois pour 100 foyers par arrondissement, sur une durée de 4 mois, avec une cotisation moyenne de 40 € par mois par foyer, variant en fonction du revenu[8]. La ville mettra donc 60 euros de subventions pour chaque tranche de 100 euros. Le territoire Grand-Orly Seine Bièvre envisage également d'avancer sur le sujet[75]. BordeauxÀ Bordeaux, depuis , l’association du Centre ressource d'écologie pédagogique de Nouvelle-Acquitaine (Crepaq) et la monnaie locale la Gemme (du nom de la résine du pin maritime présent sur tout le territoire) expérimente la SSA[9],[76]: 150 étudiants volontaires, tirés au sort sur le campus, reçoivent, contre une cotisation de 10 à 50 euros par mois selon leurs revenus, eux aussi l'équivalent de 100 € en monnaie numérique locale à dépenser dans des magasins conventionnés[50],[77],[76]. Le projet privilégie le choix de « commerces tournés vers la transition écologique, vers le respect de l’environnement et du vivant »[77]. Si la SSA n’a pas pour seul objet de juguler la précarité des étudiants, le sujet s’est imposé de lui-même et reste un volet important du projet. Selon une étude de la Fédération des associations générales étudiantes (Fage), première organisation étudiante, rendue publique début , 19 % des étudiants ne mangent pas à leur faim[77]. L’idée de mettre en place une SSA germe en 2019. Le confinement du printemps 2020 stop le projet, mais il est relancé en 2022[77]. Entre-temps, le Crépaq se rapproche de l’université Bordeaux-Montaigne, qui compte 17 000 étudiants, en y installant deux « frigos zéro gaspi », dans lesquels tout le monde peut entreposer ou prendre les denrées à disposition, selon ses besoins[77]. L’association propose ensuite à la Gemme de se joindre à elle pour ce projet. Yannock Lung, co-président de la Gemme et ancien universitaire, est alors partant pour penser l’expérimentation. La première réunion lançant le projet se tient en , débouchant sur la création d’une caisse locale, le mode de gouvernance de la SSA[77]. On y trouve des étudiants, des associations déjà engagées sur la question alimentaire, des collectivités et des commerçants[77]. Le Crépaq et la Gemme pilotent le dispositif, au budget global de 200 000 €, financés par des collectivités territoriales, les universités de Bordeaux et des fondations, ainsi que par les cotisations des participants, qui représentent environ 10 % du montant total. À l'issue d'une évaluation en 2024, l'expérimentation pourra être amenée à s'étendre[50],[77],[76]. Une étude d'impact sera réalisée par plusieurs chercheurs de l'Université Bordeaux-Montaigne, l'université de Bordeaux, Bordeaux Sciences Agro ou de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), sur la base des questionnaires remplis par les étudiants au fil des mois. Caroline Bireau, co-présidente du Crépaq, précise l’état psychologique et matériel des bénéficiaires sera intégré dans cette analyse. Les premières remontées de terrain plaident en ce sens[77]. Pour Dorothée Despagne Gatti, la directrice du Crepaq, le modèle est différent des associations d’aide alimentaire car il « sort du système de don qui a atteint ses limites. Les bénévoles font un travail incroyable. Mais la demande explose et les associations d’aide alimentaire ne suffisent plus »[9]. Les différents acteurs espèrent parvenir à pérenniser cette expérimentation. Mais pour cela, il faudra mobiliser plus largement la communauté universitaire, notamment les salariés qui seraient susceptibles de cotiser davantage. Cela permettrait de répondre à l’autre nécessité : tendre vers une autonomie plus prononcée, et dépendre moins des acteurs extérieurs pour abonder la caisse[77]. GirondeUne « carte Vitale de l’alimentation » doit être mise en place dès dans quatre territoires de la Gironde, à Bordeaux, Bègles, le Sud Gironde et le pays Foyen, pour une durée d’un an. Le département de la Gironde et la ville de Bordeaux travaillent depuis début 2023 sur ce projet avec l’aide du collectif Acclimat’action qui gère un panel de 40 habitants citoyens associés à la réflexion préalable au lancement, dont les deux tiers d'entre eux sont ou ont été eux-mêmes en situation de précarité alimentaire. Cette carte Vitale permettra d’accéder à des produits locaux identifiés, comme la carte Vitale ouvre droit à des médicaments conventionnés. Le montant alloué n'est pas encore défini à ce stade, mais le collectif national estime qu’il pourrait avoisiner les 150 euros. 400 foyers répartis sur les quatre territoires girondins sont visés, essentiellement un public vulnérable bénéficiaire des minima sociaux[8],[78],[44]. Strasbourg Expérimente une Sécurité Sociale de l'AlimentationEn 2025, Strasbourg lance une caisse alimentaire commune à Koenigshoffen, offrant 150 euros par mois (plus 75 euros par membre supplémentaire du ménage) pour acheter des produits durables dans des lieux partenaires. Ce projet, soutenu par la Ville et porté par l’association Pour une sécurité sociale de l’alimentation Alsace, vise à créer une sixième branche de la sécurité sociale, universelle et participative. Une vingtaine de participants des quartiers prioritaires établiront les cotisations et rencontreront producteurs et commerçants pour mettre en place ce nouveau modèle socio-économique. Dès 2026, l’expérimentation pourrait s’étendre, transformant le système alimentaire en faveur du droit à l’alimentation et de pratiques agricoles durables[79]. LyonLe collectif « TerritoireS à vivre Grand Lyon » lance en 2024 une expérimentation de caisses locales de l’alimentation dans le 8ᵉ arrondissement de Lyon[80]. Financé par des cotisations des habitants volontaires et des fonds publics, le projet permet à 500 foyers (1 500 personnes) d’accéder à une alimentation de qualité via des lieux conventionnés. Cette initiative s’inscrit dans une politique visant à rendre l’alimentation saine accessible, face à une précarité touchant 30 % des habitants de la métropole[81]. Un projet spécifique pour les étudiants a également été soutenu : 250 étudiants ont bénéficié de 50 euros mensuels en monnaie locale, « La Gonette », utilisable dans des commerces locaux valorisant des produits bio. En parallèle, des activités éducatives autour de l’agriculture durable et de l’alimentation ont été organisées pour renforcer leur sensibilisation[81]. Expérimentations étrangèresDes initiatives ont déjà été entreprises et adoptées dans d’autres pays mondiaux afin de permettre de favoriser une alimentation saine et durable. Ces solutions, qu’elles soient temporaires ou durables, visent notamment à répondre à des situations comme une crise économique. États-Unis Aux États-Unis, le programme Supplemental Nutrition Assistance Program (SNAP)[82], anciennement connu sous le nom de "Food Stamp", constitue un modèle bien établi. Géré par le ministère fédéral de l’Agriculture, il repose sur l’utilisation d’une carte électronique distribuée aux ménages éligibles, créditée chaque mois de l’aide accordée. Cette carte simplifie les démarches administratives en permettant un paiement direct aux commerçants, mais son usage est limité aux produits alimentaires spécifiques (hors plats chauds, alcool, tabac). Toutefois, le programme ne fixe pas de critères sur l’origine ou la qualité nutritionnelle des produits achetés. Italie En Europe, d’autres approches similaires ont vu le jour. Par exemple, l’Italie a mis en place un système de bons alimentaires dans le cadre de son plan de relance économique, toujours en vigueur. Ces bons, financés par le ministère de l’Intérieur, sont attribués aux communes selon des critères démographiques et économiques. Les municipalités les utilisent pour soutenir les ménages en difficulté, soit via l’achat de bons alimentaires auprès de commerçants locaux, soit par la distribution directe de denrées, souvent en collaboration avec des associations caritatives. En moyenne, une aide de 150 à 300 euros par an est attribuée à un foyer de deux personnes[83]. Belgique En Belgique, un dispositif innovant d’écochèques a été introduit en 2009. Ce système permet à chaque bénéficiaire d’utiliser jusqu’à 250 euros par an pour acquérir des produits et services écologiques. Il couvre quatre grandes catégories : biens et services respectueux de l’environnement, mobilité et loisirs durables, recyclage et prévention des déchets, ainsi que le circuit court (par exemple, produits agricoles vendus directement par les exploitants ou via des potagers collectifs). Très populaire, ce dispositif, qui est négocié entre employeurs et partenaires sociaux, concerne 10 600 points de vente et touche plus de 40 % des salariés, offrant ainsi une rémunération complémentaire exonérée de charges sociales[84]. De plus, à Bruxelles, dans la commune de Schaerbeek, 70 personnes en précarité ont accès pendant un an, en 2023, à un supermarché coopératif et participatif qui ne propose que des produits de qualité, dénommé la BEES coop. Chaque personne reçoit un solde 150 € par mois. Le projet souligne appétence, le goût, l'envie de ces personnes précaires d'accès à une alimentation de qualité. La consommation est exemplaire au niveau nutritionnel. Le projet montre également l'intérêt de la coopérative comme lieu de socialisation, de valorisation de compétence, et finalement de dignité. L'accompagnement des personnes est central dans le projet, et montre une grande différenciation dans les besoins et les attentes à ce niveau-là. Le projet a été accueilli très positivement autant par les structures porteuses (CPAS et BEES coop) que par les personnes. Une évaluation complète a été menée et le rapport est disponible sur le site du CréaSSA[71]. MartelangeUn projet pilote a lieu à Martelange en 2024, dans la province du Luxembourg[85]. SuisseUn collectif suisse souhaite mettre en place une assurance sociale de l’alimentation, sur le modèle de l’AVS[86]. Caisses citoyennesÀ côté de ces collectivités, des citoyens montent leurs propres caisses alimentaires autofinancées, comme l’initiative des Baguettes magiques dans le 12e arrondissement de Paris, portée par l’association La Marmite rouge avec une dizaine de boulangeries participantes. Une centaine de personnes cotisent selon leurs moyens pour acheter dix baguettes, qu’elles paieront un prix différent pour assurer à chacun le pouvoir de se nourrir correctement (0,20, 0,80, 1,20, 1,70 ou 2 euros, alors que la baguette est y normalement à 1,10 euro). D’autres initiatives s’en inspirent de très peu, à l’instar de l’épicerie Saveurs en partage, dans le 20e arrondissement de la capitale[8]. Analyse : La sécurité sociale alimentaire, une utopie ?L’idée d’instaurer une Sécurité sociale de l’alimentation séduit par sa proposition ambitieuse. Cependant, elle est souvent qualifiée d’utopie, tant les défis qu’elle soulève semblent insurmontables dans le contexte actuel. La Sécurité sociale de l’alimentation repose sur une logique de rupture totale avec le système alimentaire actuel, dominé par une agriculture intensive et mondialisée. Aujourd’hui, la production, la distribution et la consommation alimentaire sont régies par les lois du marché, où les profits des multinationales priment souvent sur les enjeux sociaux et environnementaux. Passer à un modèle dans lequel l’alimentation deviendrait un droit universel financé collectivement supposerait un bouleversement profond des règles économiques et des politiques publiques. Or, une telle transformation demanderait non seulement une volonté politique forte, mais également une acceptation sociale à grande échelle. Il semble difficile de la mettre en place dans une société où la consommation est encore largement guidée par les logiques individuelles et les dynamiques de marché. Une des principales promesses de ce projet réside dans sa capacité à garantir « un accès plus digne à l’alimentation », en qualité et en quantité suffisantes, comme le souligne le Conseil national de l’alimentation dans un avis publié en 2022[87]. Cette réforme pourrait également accompagner la sortie progressive de l’aide alimentaire en nature, atténuer les disparités territoriales et, à terme, soulager le budget santé de la Sécurité sociale en réduisant les maladies liées à une mauvaise alimentation. Toutefois, ces ambitions se heurtent à des obstacles structurels majeurs, à commencer par le coût important qu’une telle mesure représenterait pour les finances publiques, les entreprises et les salariés. En effet, l’instauration d’un tel système nécessiterait des financements massifs pour garantir à tous un accès à une alimentation de qualité. Certains proposent un modèle de cotisations basé sur le système de la Sécurité sociale, mais cela supposerait un prélèvement supplémentaire sur les revenus des citoyens. De plus, il reste à déterminer si le taux de cotisation devrait être indexé sur le salaire ou fixé de manière uniforme pour tous. Dans un contexte économique tendu dans lequel les finances publiques sont déjà mises à rude épreuve par les crises économiques et sociales, ce coût apparaît comme un obstacle majeur à sa mise en place. Les réticences face à une telle réforme sont renforcées par la perception que les ressources nécessaires pour financer un tel projet seraient trop élevées, d’autant que les bénéfices de la Sécurité sociale de l’alimentation, bien qu’indéniables à long terme, ne seraient pas immédiatement visibles. En outre, l’ambition d’universalité qui est au cœur du projet de Sécurité sociale de l’alimentation se heurte aux réalités des disparités territoriales et sociales. En effet, les contextes agricoles et alimentaires diffèrent considérablement d’une région à l’autre. Certaines zones sont mieux équipées pour produire localement et durablement, tandis que d’autres dépendent encore fortement des importations. De même, les inégalités socio-économiques entre les territoires compliquent l’application d’un modèle unique. Cette fragmentation structurelle pourrait créer de nouveaux déséquilibres dans l’accès aux ressources alimentaires et d’ainsi compromettre l’objectif d’universalité du projet. Selon Dominique Paturel[88], chercheuse à l'Inrae et spécialiste des questions de démocratie alimentaire, la Sécurité sociale de l’alimentation représente un véritable changement de logique par rapport à l'aide alimentaire, car les choix des produits éligibles permettent de réorienter les productions. Cependant, mettre en place un tel système demande de coordonner une multitude d’acteurs. D'après Nicole Darmon, directrice de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), il s’agirait alors d’une « transformation complète du modèle, qui embarque à la fois les producteurs, les distributeurs et les consommateurs »[50],[89]. Néanmoins, chacun de ces acteurs a des intérêts différents, parfois contradictoires, ce qui rend la collaboration difficile. Par exemple, les agriculteurs pourraient être réticents à adopter des pratiques plus coûteuses ou à revoir leurs modes de production pour répondre aux exigences écologiques, tandis que les consommateurs pourraient ne pas adhérer à des restrictions liées à la souveraineté alimentaire. Cette complexité organisationnelle alimente l’idée que la Sécurité sociale de l’alimentation serait un système trop difficile à gérer pour être réellement efficace. Elle repose sur un principe fondamental : considérer l’alimentation comme un droit universel, au même titre que la santé ou l’éducation. Toutefois, cette approche nécessite une solidarité collective qui semble difficile à mobiliser dans des sociétés de plus en plus individualistes. L’alimentation est encore largement perçue comme une responsabilité individuelle, où chacun est libre de faire ses choix selon ses moyens et ses préférences. Cette vision culturelle et sociale, profondément ancrée, pourrait constituer un frein majeur à l’acceptation d’un modèle basé sur la mutualisation et la gestion collective des ressources alimentaires. La Sécurité sociale de l’alimentation se veut une réponse globale aux crises sociales, économiques et environnementales. Cependant, la mise en œuvre d’un tel projet nécessiterait des décennies de transformation structurelle et culturelle. Dans un contexte marqué par l’urgence des crises actuelles, cette temporalité apparaît en décalage avec la rapidité des réponses nécessaires. Certains estiment qu’il serait plus pragmatique de se concentrer sur des réformes ciblées et progressives plutôt que sur un projet aussi ambitieux. Enfin, l’absence d’exemples concrets ou de modèles existants à grande échelle renforce la perception de la Sécurité sociale de l’alimentation comme étant une utopie. Si certaines initiatives locales, comme les épiceries solidaires ou les circuits courts, peuvent s’en rapprocher, elles restent limitées dans leur portée et ne prouvent pas encore que le concept peut être appliqué à l’échelle nationale ou mondiale. Alors, sans preuve tangible de faisabilité, il est difficile de convaincre que ce projet puisse dépasser le stade de l’idéal théorique. Bien qu’elle porte une vision séduisante de justice sociale et écologique, les nombreux obstacles que la Sécurité sociale de l’alimentation rencontre rendent sa mise en œuvre difficilement envisageable dans le contexte actuel. Elle reste ainsi davantage une aspiration idéale qu’un projet immédiatement réalisable. Toutefois, elle soulève des enjeux essentiels. En effet, la Sécurité sociale de l’alimentation invite à repenser le système alimentaire pour garantir un accès universel à des produits de qualité, tout en tenant compte des impératifs environnementaux. Alors, malgré les défis considérables auxquels elle se confronte, elle invite à réimaginer un modèle alimentaire plus juste et durable pour l’avenir. Notes et références
AnnexesBibliographie
Articles connexes
Liens externes |