LaudanumLe laudanum est une teinture alcoolique d'opium très addictive[1]. La préparation à base d'alcaloïdes issue du pavot somnifère (Morphine, Codéine etc.) est surtout prescrite dans le traitement symptomatique des diarrhées aiguës et chroniques, résistantes à tout autre traitement médicamenteux. Cette teinture d'opium, quelquefois adoucie par du sucre, est aussi appelée vin d'opium. Inventé au XVIe siècle par le médecin suisse Paracelse, ce remède à base d'opium pour lutter contre la douleur, se prépara sous diverses formes, avant que le médecin anglais Thomas Sydenham (1624-1689) n'en propose une formule efficace et simple à produire, qui se généralisa jusqu'au XXe siècle. Le laudanum de Sydenham est une teinture d'opium safranée introduite et expérimentée par Sydenham, au cours des épidémies de dysenterie des années 1669-1672, à Londres[2]. Jusqu'à la généralisation de l'usage du chlorhydrate de morphine, ce remède demeurera l'analgésique le plus utilisé[3]. C'est un breuvage calmant opiacé dont la composition est :
En France, le laudanum était disponible sous forme de gouttes ; il n'était délivré en principe que sur prescription médicale à partir du XIXe siècle. Il n'existe plus aujourd'hui en France de formes commercialisées de cette teinture. Au Royaume-Uni, la vente libre du laudanum facilita le passage de la consommation thérapeutique à la consommation hédonique. Le poète Thomas de Quincey lança la mode de la recherche d'expériences sensorielles ineffables chez les « mangeurs d'opium », mode qui se répandit par la suite dans les milieux artistiques et littéraires européens. Toutefois, dans ce XIXe siècle, la montée de la consommation addictive de laudanum dans les milieux populaires anglais créa de sérieux problèmes de santé. HistoriqueÉtymologieLaudanum est un néologisme forgé par Paracelse, sans qu'on sache précisément sa motivation. Il pourrait dériver du latin laudo, inf. laudare « louer, vanter » ou de ladanum « suc de ciste »[4]. En 1620, l'apothicaire Jean Béguin dira clairement que « l'extrait narcotique s'appelle Laudanum, comme qui diroit remede digne de louange, à cause des effects du tout admirables qu'il produit aux plus grandes maladies, et plus grandes douleurs » (Les Elements de Chymie). Antiquité et Moyen-ÂgeLes effets soporifiques du pavot à opium étaient connus du médecin grec du Ier siècle, Dioscoride (De materia medica IV,64[5]) ainsi que de l'encyclopédiste romain Pline qui indique que la plante était cultivée et servait à fabriquer un « breuvage narcotique » (Histoire naturelle[6], XX, 198). Au IIe siècle, Galien, dont la doctrine domina la pensée médicale européenne jusqu'au XVIIIe siècle, attribuait aux remèdes à base d'opium des propriétés rafraîchissantes et desséchantes[7]. Il le recommandait comme analgésique, ou bien comme antidote dans sa fameuse thériaque où l'opium dominant était associé à la chair de vipère et à de nombreux autres ingrédients. La thériaque était prescrite pour les morsures de serpents et tous les poisons. Les médecins du monde musulman, comme al Razi, prescrivirent eux aussi, l'opium comme sédatif et anesthésique[8]. ParacelseMais ce n'est qu'au XVIe siècle qu'une des préparations du médecin suisse Paracelse, connue sous le nom de « laudanum », devint très célèbre et suscita d'abondantes polémiques. Dans son premier livre, Neun Bücher Archidoxis (Neuf livres Archidoxes[9], 1525-1526, non publié de son vivant), il expose comment extraire la médication efficace des composantes impures de minéraux, cristaux, gemmes, métaux, plantes, et racines, etc. Il appelle « spécifiques anodins », la classe des remèdes à base d'opium, ambre, musc, perle et or, qui « ne lutte que contre la maladie et non contre l'homme entier[n 1]...Voici comment : »
Dans le seul ouvrage médical substantiel publié de son vivant, la Grande chirurgie (Grosse Wundarznei, 1536), Paracelse recommande contre les morsures de serpents, de faire prendre au patient de l'huile d'olive, avec du corail rouge et de l'électuaire de pierres précieuses. Si une fort grande soif survient, « signe que le venin croît et tend au cœur », « tu feras boire du lait chaud avec de la poudre de Coral rouge. Nous écrirons notre secret, que nous nommons Laudanum, en son lieu, lequel passe & surmonte tous les autres remèdes, quand on est en péril de mort » (Grande chirurgie[10], p. 117). Quelle est donc la recette secrète du laudanum de Paracelse ? Pour le médecin spagyriste Angelo Sala (1576-1637), le « laudane » de Paracelse n'est autre que l'« Anodin Spécifique de Theophrastus Paracelsus » (Opiologia[11], chap. VIII). L'imprimeur Oporinus, qui fut un temps l'assistant de Paracelse à Colmar, mentionne le laudanum avec appréhension car il ne fut, semble-il, jamais initié au secret de sa fabrication par son maître. Il indique que Paracelse « avait des pilules qu'il appelait laudanum et qui avaient l'apparence de crottes de souris, qu'il n'utilisait qu'en cas d'extrême urgence. Il prétendait que ces pilules pouvaient réveiller les morts, et il prouva en effet que des patients, qui semblaient bien morts, s'étaient réveillés soudainement »[12]. Un autre éditeur, le médecin paracelsien Michael Toxites, parla d'un Laudanum Theophrasti[n 2], non toxique, sans opium, qui pouvait guérir toute maladie, hormis la lèpre, et était le meilleur moyen pour préserver la vie[13]. Un autre médecin de l'époque, Theodor Zwinger confirme l'essentiel de ces témoignages. Il écrivit en 1564 « J'aimerais seulement ajouter une chose, que Théophraste avait toujours avec lui un remède nommé Laudanum et qu'il l'administrait dans les cas les plus désespérés ; ce remède était trois fois plus gros qu'un pois chiche et Théophraste ne le montrait qu'après l'avoir mouillé de sa salive. Après l'avoir pris, les malades tombaient dans un léger sommeil ; ensuite ils se sentaient mieux, mais tous n'ont pas recouvré leurs forces »[14]. Oswald Crollius, un des premiers disciples de Paracelse, publia en 1609 dans Basilica chymica, la recette du Laudanum tres-renommé de Paracelse, faite d'opium thébaïque, de suc de jusquiame, d'ambre, mumie, sel de perles et de corail, liqueur de succinum [ambre] blanc tiré par esprit de vin, os de cœur de cerf [cartilage du cœur dit croix de cerf], lapis Besouard, corne de Licorne [un fossile], musch[15]. Le Laudanum Theophrasti suscita de nombreuses polémiques dans le monde médical. On reprocha à cette prescription d'avoir un effet purement temporaire, les symptômes de la maladie réapparaissant après cessation du traitement. On incrimina aussi les effets rafraîchissants de l'opium qui avaient pour conséquence de priver le malade de sa chaleur innée et de le conduire à la mort[13]. Malgré les mises en garde de certains médecins, le laudanum connaîtra un franc succès durant plusieurs siècles. Il fut considéré comme un remède important dans toutes les pharmacopées chimiques jusqu'au XXe siècle, et on le retrouve même dans les pubs anglais au XIXe siècle. Les médecins paracelsiens des XVIe – XVIIe sièclesLes médecins et apothicaires paracelsiens, tous adeptes des préparations chimiques (par distillation, calcination...), firent grand usage de laudanum à base d'opium « élaboré par le feu ». D’innombrables procédures d'extraction furent développées au cours des XVIe – XVIIe siècles. Dès 1614, le médecin Angelo Sala remarque dans Opiologia qu'« il se prépare des Laudanes en diverses manières, car presque chaque Spagyrien diffère en ce l'un de l'autre »[11]. Par tâtonnement, il fallait trouver les moyens d'exploiter les possibilités de purifications données par la grande solubilité des alcaloïdes morphinanes dans l'éthanol et leur insolubilité dans l'eau. Les quatre Laudanes principaux aux yeux de Sala, sont le spécifique anodin de Paracelse, le laudane de Quercetanus, celui de Oswald Crollius et le sien Nepenthes aurea. La recette de Crollius a été évoquée ci-dessus. Quercetanus, à savoir Joseph du Chesne (1546-1609), donne une recette du vray Laudanum ou Nepenthes obtenu par une série de distillations en milieu acide (de vitriol, de Lune calcinée [argent], vinaigre) d'opium[16]. Jean Béguin (1550-1620) utilise une extraction à l'éthanol des alcaloïdes de l'opium pour faire son Laudanum ou Nepenthes plus excellent que celuy d'Homere à partir d'opium et de jusquiame « tirée selon l'art avec l'esprit de vin [eau-de-vie], rendu acide par l'esprit de vitriol [acide sulfurique] ou le soufre », de la teinture de safran et de corail, de l'ambre (Tyrocinium chymicum[17], 1610). Au XVIIe siècle, Moïse Charas propose un laudanum plus simple à préparer. Il fait fermenter à chaleur modérée dans une cucurbite de l'opium, du suc de coing, du sel de tartre [K2CO3] et du sucre. Il obtient ainsi alors qu'« une partie impure, volatile & écumeuse surnageant la liqueur, la terrestre demeurant au fond, & que la liqueur pure, transparente & rouge, comme rubis, tiendra le milieu ; qu'il faut la séparer, la filtrer [...] puis qu'on dissolve cet extrait dans l'esprit de vin » (Pharmacopée[18], 1676). Toutefois, des dizaines de préparations imaginées par les chimistes au début du XVIIe siècle, seules deux ou trois survécurent : le laudanum de Sydenham, le laudanum de Rousseau (en France) et le laudanum anglais ou gouttes noires (en Angleterre). À la fin du XIXe siècle en France, le nom de laudanum était réservé seulement aux seuls Laudanum de Sydenham et de Rousseau[19]. La formule la plus célèbre du laudanum est ainsi celle du médecin anglais Thomas Sydenham (1624-1689). Le succès de sa préparation tient certainement à sa simplicité se résumant à une infusion dans du vin :
De la pilule solide de laudanum de Paracelse, on passa à la forme liquide de la teinture d'opium safranée du médecin anglais. Le docteur Sydenham recommandait quelques gouttes de laudanum liquide pour calmer les patients qui souffraient de diarrhées, vomissements, douleurs violentes, fièvres, autant de symptômes douloureux incontrôlables qu'il avait pu observer lors des épidémies de dysenteries des années 1669-1672. Il proposait une posologie précise pour les patients souffrant de dysenterie, variole, pleurésie, choléra, fièvres intermittentes ou stationnaires, convulsions, calculs rénaux, etc.[2]. Sydenham avait voulu simplifier la formule et la rendre d'un emploi facile. C'est le seul remède conseillé notamment à Théophile Gautier contre les premiers symptômes lors de l'épidémie de choléra sévissant à Paris en 1865, qui à son tour le conseille à ses sœurs[21]. Le laudanum de Sydenham (ou œnolé d'opium safrané, vin d'opium composé) finit par être largement accepté en Europe, puis ailleurs dans le monde (USA, Russie, Chili, etc.). Sa formule est donnée dans la plupart des cours de chimie et des traités de pharmacie des XVIIe – XVIIIe siècle (Lémery, la Pharmacopae Wirtenbergica 1760, Baumé 1777, Rivet 1803, etc.). Au XIXe siècle, les Codex[n 3] de 1818, 1837 et 1866 l'adoptèrent, aux unités de mesure près[22]. Elle est demeurée dans la Pharmacopée française (nouveau nom du codex) jusqu'à la IXe édition de 1976[23]. Elle a longtemps été considérée par les médecins comme préférable aux autres opiacées dans les flux diarrhétiques. En s'échappant des officines, le laudanum de Sydenham sera même à l'origine de la toxicomanie de nombreux artistes et écrivains romantiques[24], sans parler de larges parties de la population anglaise au XIXe siècle. Le laudanum de Rousseau (ou vin d'opium par fermentation) a été conçu par l'abbé Rousseau, médecin de Louis XIV[25]. On dissout dans de l'eau chaude, de l'opium, du miel (et de la levure de bière) et on laisse la fermentation se faire à la température de 25-30 °C. On distille le liquide fermenté et on retire une certaine quantité de liqueur spiritueuse qu'on ajoute au produit d'évaporation[19]. Mais ce produit d'odeur vireuse a une très faible activité. C'est pourquoi sur les conseils de Baumé, on filtre la liqueur fermentée, on la fait réduire et on rajoute de l'alcool. Les buveurs de laudanum aux XVIIIe – XIXe sièclesEn Europe, les XVIIIe et XIXe siècles furent incontestablement les siècles de l'opium où la drogue devint l'objet d'enjeux internationaux complexes, de monopoles fiscaux considérables[24] et, parfois, l'objet d'une fascination toxicomaniaque. En Asie orientale, l'opium est fumé à la pipe alors qu'en Occident, il est principalement bu sous forme de laudanum. Les préparations pharmaceutiques opiacées passent facilement de l'usage thérapeutique à l'usage récréatif, d'autant plus qu'elles sont en vente libre au Royaume-Uni. L'opiomanie touche toutes les classes de la société et génère même une recherche esthétique qui laissera une trace dans l'histoire de la littérature. Les poètes Coleridge, De Quincey, Poe et Baudelaire qui se disent des « mangeurs d'opium » (des opiophages), sont toutefois plutôt des buveurs d'opium[26]. Royaume-UniÀ la fin du XVIIIe siècle, la puissante East India Company britannique grâce à la conquête du Bengale, obtient le monopole de la production de l'opium. Elle en profite pour s'engager dans un très lucratif commerce de contrebande, du Bengale vers la Chine[27]. Elle n'hésite pas à pousser le gouvernement britannique à mener les guerres de l'opium (1839-1842 et 1856-1860), destructrices pour la Chine. Sensibles aux succès militaires et aux revenus considérables qui leur permirent de construire leur immense Empire, les Britanniques considérèrent l'opium comme une marchandise simplement très profitable et non comme une drogue redoutable. Mais par un retournement du sort moins connu, l'opium devint alors largement disponible au Royaume-Uni et connut un succès populaire équivalent à celui de l'alcool. L'opium entrant dans les îles britanniques venait de Turquie et non d'Inde[28] et était consommé principalement sous la forme liquide de préparations pharmaceutiques. Le laudanum, surnommé « l'aspirine du XIXe siècle », était communément prescrit dans les foyers victoriens comme un antidouleur et souvent recommandé pour la diarrhée, la toux, les rhumatismes, les règles douloureuses, les maladies cardiaques, etc. Le peuple ne consultant que très rarement les médecins, il se développa d'autres réseaux qui distribuaient l'opium sous la forme de laudanum de Sydenham, de poudre de Dover (opium et ipecacuanha) ou de cordial. Le bas prix du laudanum[n 4] fit qu'il était pratiquement présent dans chaque famille au milieu du XIXe siècle[29]. Dans les grandes villes industrielles, les ouvriers peuvent se procurer le laudanum dans les boutiques de droguistes, sur les étalages des marchés et même dans les pubs. La plus grande liberté règne dans la vente. Le laudanum est versé par le boutiquier dans la bouteille apportée par le client. Jusqu'au Pharmacy Act de 1868 (qui donne le monopole de la vente d'opium aux pharmacies), les réseaux les plus divers vendent la drogue aussi bien pour l'automédication que pour l'usage récréatif. Dans toutes les couches de la société, de plus en plus d'individus passent allègrement de l'usage thérapeutique à l'usage hédonique du laudanum, avec le gros risque d'être pris au piège de l'addiction. Les écrivains cherchent à sublimer cette vogue de l'opiophagie en une expérience sensorielle « divine ». Le poète Thomas de Quincey est connu pour avoir traité en précurseur l'ambivalence de l'opium. En 1821, il publie anonymement dans le London Magazine les Confessions d'un mangeur d'opium anglais, où il raconte son expérience personnelle avec le laudanum de 1804 à 1812. Dans l'opium, il cherche un stimulant à ses rêves autant qu'un remède à ses peines. « Tu possèdes les clefs du Paradis, ô juste, subtil et puissant opium » chante-t-il. Son ami intime Coleridge commence à abuser de l'alcool et du laudanum dès sa période universitaire. Il luttera toute sa vie contre sa dépendance à la drogue. Parmi les autres poètes célèbres ayant touché au laudanum récréatif, citons Lord Byron, John Keats, Mary Shelley... Charles Dickens raconte comment les mères qui travaillent en usine confient leurs enfants à des nourrices qui leur administrent du cordial de Godfrey (à base de laudanum) pour être tranquilles. Quand le cordial ne produit plus d'effet, la nounou « y ajoute un peu de laudanum ou même un peu d'opium pur, et son nourrisson redevient aussi paisible que la mort ». Le système était très répandu. On voyait, en traversant Manchester et Birmingham, des publicités pour des sirops calmants nommés le repos des mères. « Il est facile de voir que les pharmaciens y font de bonnes affaires, que les demeures paisibles des pauvres y sont infectées par les narcotiques [...]. A Manchester, il se vend, par an, 2 000 gallons (9 086 litres) du cordial de Godfrey »[30]. Charles Dickens condamnait l'usage de l'opium en public mais s'offrait les agréments du laudanum en privé, comme certains autres romanciers d'ailleurs. Karl Marx témoigne de l'appétence des travailleurs anglais pour l'opium, pris sous forme de laudanum : « Les proportions prises par le commerce et la consommation individuelle de l'opium sont considérables, presque comparables à la fortune des bistrots.[...]. Chaque village des environs avait une boutique dans laquelle les flacons de laudanum [cette solution d'alcool et d'opium est le mode le plus répandu d'absorption de l'opium] s'empilaient par centaines sur le comptoir, prêts à être servis aux foules ouvrières sortant le samedi de l'usine »[31]. Il remarque dans Le Capital[32] : « Tout comme dans les districts manufacturiers anglais, la consommation d'opium se propage également chaque jour davantage dans les districts agricoles parmi les ouvriers et les ouvrières adultes ». Au XIXe siècle, le rigorisme et le puritanisme de la bonne société victorienne s'accompagnèrent longtemps d'une importante consommation d'alcool et de laudanum. La drogue, avec une bonne dose d'humour et d'excentricité, peut fournir des échappatoires à un ordre social étouffant. FranceEn France, la vente des drogues était plus réglementée qu'outre-Manche si bien que le passage de l'usage thérapeutique à l'usage récréatif fut plus difficile. L'opium s'est trouvé écartelé entre ses deux usages et tel un Janus bifrons, il a mené « en quelque sorte deux carrières parallèles : l'une légale et thérapeutique, l'autre hédonique et prohibée »[33]. À l'origine de la réglementation, un document officiel, daté de 1635, précise qu'un apothicaire ne pourra délivrer un « poison » (un remède toxique) que s'il en connaît la destination. Un arrêté de police de 1664 prévoit d'ailleurs une amende de 400 livres pour le contrevenant[34]. Ce qui n'empêche pas l'« affaire des poisons », une série d'empoisonnements survenus entre 1679 et 1682, dans lesquels il est question d'arsenic, de sublimé [bichlorure de mercure], et quelquefois d'opium[n 5],[35]. Un chimiste de renom, Christophe Glaser, accusé d'avoir fourni des substances toxiques à la marquise de Brinvilliers, fut incarcéré quelque temps à la Bastille, avant d'être innocenté. Comme tous les apothicaires de l'époque, Glaser pouvait très bien vendre des produits dangereux aux clients de son officine, sans être assuré de l'usage qu'ils en feraient[36]. Les apothicaires-chimistes de l'époque fabriquaient régulièrement des remèdes à base de mercure, d'arsenic et d'opium dont le fameux laudanum. À la suite de cette retentissante affaire, Louis XIV promulgue, en , un édit prévoyant la peine de mort « pour la punition de différents crimes, notamment des Empoisonneurs, ceux qui se disent Devins, Magiciens et Enchanteurs, & portant règlement pour les Épiciers & Apothicaires ». Sont réputés au nombre des poisons ceux qui causent une mort rapide mais aussi ceux « qui en altérant peu-à-peu la santé, causent des maladies ». Un siècle plus tard, l'édit royal du met en œuvre les dispositions réglementaires sur le monopole du commerce des « poisons » par les apothicaires. Au siècle suivant, des faits divers tragiques rappellent que les contournements de la loi sont toujours possibles. Une nouvelle loi le indique pour la première fois les mentions obligatoires devant figurer sur une ordonnance prescrivant une ou plusieurs substances vénéneuses[34]. Sous l'Ancien régime, le commerce des différentes corporations était très réglementé. Le corps des Limonadiers institué en 1676 pouvait distribuer du café, de la limonade, des fruits confits dans l'eau-de-vie et des boissons alcoolisées (les vins et toutes sortes de rossolis[37], à savoir de l'eau-de-vie sucrée et parfumée, forme sous laquelle l'eau-de-vie commença à se consommer comme boisson récréative du temps de Louis XIV). L'eau-de-vie, qui jusqu'au XVIIe siècle était restée un produit médicinal produit par les apothicaires, commença alors à devenir une boisson récréative, en vente libre, et produite aussi par les distillateurs-limonadiers-vinaigriers. Mais le laudanum, à la différence de l'eau-de-vie, n'a jamais pu être vendu en tant que tel par le corps des distillateurs-limonadiers-vinaigriers[38]. La frontière entre « remède » et « stupéfiant » est restée particulièrement fluctuante en fonction du contexte socio-historique. La délimitation entre licite et illicite s'est aussi déplacée avec le glissement de sens du mot « stupéfiant ». À la fin du XVIIIe siècle, le laudanum est devenu un remède mondain utilisé par les « ennuyés » et les « femmes vaporeuses » pour la toux, la colique, les douleurs mais aussi comme Julie de Lespinasse, contre les affres du taedium vitae, de « dégoût de la vie »[39]. Quand les femmes sont prises de vapeurs, elles se précipitent sur le laudanum et les grains d'opium. Toutefois, l'accoutumance est dénoncée avec vigueur comme le fait le comte des Alleurs, dans une lettre adressée à Madame du Deffand, pour qui l'opium « met le sang en mouvement, donne les idées les plus gaies, remplit l'âme d'espérances flatteuses. Dès que son action cesse, il jette dans la langueur, la mélancolie et l'assoupissement... Il faut en augmenter les doses tous les trois mois au moins. Il diminue l'appétit, il attaque les nerfs. Ceux qui en font usage deviennent maigres et jaunes ; lorsque, de jaunes, ils deviennent verts, la mort n'est pas éloignée »[40] (Lettre du ). Dans son article « opium », l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert ne dresse pas un tableau aussi sévère, mais elle ne retient guère la valeur médicale du produit[41], pourtant si prisée par les apothicaires-chimistes du passé[29]. Les prescriptions de laudanum ne concernent pas que les puissants. On les trouve aussi dans le coffre à médicaments des navires négriers en partance de Nantes et Bordeaux. Il comprend du laudanum pour combattre la dysenterie, une des maladies les plus redoutées dans le transport du « bois d'ébène »[29]. En 1849, le docteur Bouchardat constate que le laudanum est en France « le médicament le plus employé en matière médicale »[42]. Il ne pouvait s'obtenir en principe que chez l'apothicaire et avec une ordonnance médicale. Un nouveau mode de consommation de l'opium venu d'Extrême orient est apparu au début du XIXe siècle en Europe, face à la consommation dominante du laudanum. La méthode chinoise de fumer l'opium chandoo dans le cadre d'un rituel très élaboré est apparue en Chine au XVIIIe siècle[26]. Elle s'est répandue ensuite en Amérique du nord, Australie et Asie du Sud-est par les grandes vagues migratoires de Chinois de la seconde moitié du XIXe siècle. En France, l'habitude de « tirer sur le bambou » accompagne le retour des marins, soldats, négociants et fonctionnaires de l'Indochine et de Chine[26]. Dès les années 1850, l'opium est probablement fumé dans certains ports français. D'emblée, l'usage de la pipe à opium s'affiche comme une recherche hédonique, et ne se cache pas derrière le paravent d'une thérapeutique antalgique. Les poètes et romanciers romantiques français, fascinés par le culte de la drogue de De Quincey, s'adonnent aux expériences mentales troublantes qu'offrent la possibilité de facilement déguster le haschisch, fumer l'opium ou boire du laudanum. Avec des scientifiques et des artistes, ils se réunissent régulièrement de 1844 à 1849, au « Club des Hashischins » dans l'île Saint-Louis à Paris. Y viendront Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval, Eugène Delacroix, etc. La drogue était à leurs yeux un instrument d'exploration mentale qu'ils pouvaient mener sous la direction bienveillante du docteur aliéniste Moreau. Au Club, on consommait principalement le dawamesk, une sorte de confiture verdâtre à base de résine de cannabis et de miel. À la suite de ces expériences, Baudelaire publie en 1860 Les Paradis artificiels dans lequel il ne cache rien des « voluptés » ni des « tortures » de l'opium. Dans La chambre double, poème tiré du Spleen de Paris (1861), Baudelaire évoque ainsi l'ambivalence du laudanum : « Dans ce monde étroit, mais si plein de dégoût, un seul objet connu me sourit : la fiole de laudanum ; une vieille et terrible amie ; comme toutes les amies, hélas ! féconde en caresses et en traîtrises ». Le laudanum était arrivé dans sa vie pour combattre les affres de la dépression et alléger ses douleurs intestinales causées par la syphilis. Mais lucidement, il avoue que « Les chercheurs de paradis font leur enfer »[29]. La France a donc suivi la vogue esthétique et littéraire de la consommation de drogue lancée par la Grande-Bretagne, sans passer par le phénomène d'addiction de larges secteurs de la population. Les figures artistiques du laudanumDans la littérature
Dans la musique
Au cinéma et à la télévision
Dans les jeux vidéo
Notes et référencesNotes
Références
Voir aussi
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