L'Affaire Tournesol
L'Affaire Tournesol est le dix-huitième album de la série de bande dessinée Les Aventures de Tintin, créée par le dessinateur belge Hergé. L'histoire est d'abord pré-publiée du au dans les pages du journal Tintin, avant d'être éditée en album de soixante-deux planches aux éditions Casterman. Dans cette nouvelle aventure aux allures de thriller, Hergé s'inspire librement du contexte de la guerre froide pour donner corps à une histoire d'espionnage haletante. Le récit s'ouvre au château de Moulinsart, frappé par une série de phénomènes étranges qui sont en réalité le fait d'un appareil à ultrasons mis au point par le professeur Tournesol. La Syldavie et la Bordurie, deux États imaginaires et rivaux, créés par Hergé pour les besoins du Sceptre d'Ottokar, se livrent une course sans merci pour enlever le savant et s'emparer des plans de l'appareil. Craignant pour la sécurité de leur ami, Tintin et le capitaine Haddock suivent d'abord sa trace en Suisse puis en Bordurie, où ils parviennent finalement, avec l'aide de Bianca Castafiore, à délivrer le professeur. Considéré par de nombreux tintinologues comme l'album le plus abouti de la série, L'Affaire Tournesol peut être vu comme une satire des totalitarismes de tous bords. La Bordurie emprunte de nombreuses caractéristiques de l'Union soviétique et de son chef Joseph Staline, mort quelques mois avant la publication de l'aventure, mais la trace de l'Allemagne nazie est elle aussi visible à travers les symboles du régime. Salué pour sa qualité narrative, L'Affaire Tournesol l'est aussi par la précision et la richesse de ses dessins. Pour la première fois, Hergé se déplace sur les lieux de son action, en Suisse, pour effectuer une série de repérages et représenter les décors le plus fidèlement possible. Ainsi la gare de Genève, l'hôtel Cornavin et les bords du lac Léman, entre autres, sont soigneusement reproduits dans l'album. Malgré la tension permanente, le récit se double d'une succession de gags parmi les plus célèbres de la série, comme ceux du sparadrap du capitaine Haddock et de l'appel à la boucherie Sanzot. L'Affaire Tournesol marque également la première apparition de l’agent d’assurances Séraphin Lampion, figure de l'éternel casse-pieds qui deviendra l'un des personnages récurrents des derniers albums. L'histoireRésuméLes éléments de l'intrigue décrits ci-dessous concernent l'édition en couleurs de L'Affaire Tournesol.
Au cours d'un orage, de mystérieux évènements frappent le château de Moulinsart : verres, miroirs et porcelaines volent tour à tour en éclats. Un assureur, Séraphin Lampion, passait devant les grilles quand les vitres de sa voiture ont explosé : à la suite de l'incident, il se réfugie dans le château. Bien qu'agacé par la présence de ce nouvel arrivant très envahissant, le capitaine Haddock lui sert un verre de whisky, puis se sert par la même occasion, quand son verre éclate dans sa main. D'abord hilare, Séraphin Lampion est pris de panique quand il se produit la même chose avec son propre verre. L'orage ayant cessé, il décide de prendre congé[H 1]. Immédiatement, des coups de feu sont échangés dans le parc. Tintin et Haddock s'y précipitent et rencontrent le professeur Tournesol regagnant le château, imperturbable. Cependant, deux trous, visiblement causés par des balles, ont percé son chapeau[H 2]. En inspectant le parc, les deux héros trouvent un homme à terre blessé et évanoui. Le temps de prévenir la police et de chercher de l'eau pour le blessé, celui-ci a disparu. Tintin suit Milou sur une piste, qui n'aboutit à rien, à l'extérieur du château[H 3]. Les bris de verre se poursuivent à Moulinsart les jours suivants, attirant les badauds, et ne cessent qu'après le départ urgent pour Genève du professeur Tournesol[H 4]. Convaincus que ce dernier est en lien avec les phénomènes étranges des derniers jours, Tintin et le capitaine pénètrent dans son laboratoire, où ils tombent sur un individu masqué qui parvient à s'enfuir. Milou réussit à arracher la poche de son manteau, dans laquelle se trouvent une clé et un paquet de cigarettes bordure sur lequel est inscrite l'adresse de l'hôtel Cornavin, où Tournesol a prévu de descendre[H 5]. Craignant pour la sécurité de leur ami à Genève, les deux héros décident de l'y rejoindre, mais le ratent de peu. Apprenant que Tournesol doit rencontrer un confrère à Nyon, ils se mettent immédiatement en route, mais leur taxi finit sa course dans le lac Léman, victime d'une queue de poisson opérée par une mystérieuse Citroën 15 noire. Ils atteignent finalement Nyon, et plus précisément le domicile du professeur Topolino, où la même voiture noire manque de les écraser[H 6]. Ils pénètrent dans la maison et découvrent d'abord le parapluie de Tournesol, attestant de sa venue, avant de délivrer Topolino qui était enfermé et bâillonné dans sa cave. Ce dernier accuse Tournesol de l'avoir agressé[H 7]. En échangeant avec Topolino, Tintin comprend qu'un individu, selon toute vraisemblance un agent secret bordure, s'est fait passer pour Tournesol avant de l'assommer, pour ensuite endosser le rôle de Topolino, accueillir Tournesol et l'enlever. Le professeur explique le motif de leur rencontre : Tournesol travaillait sur une arme à ultrasons, « mais les conséquences de son invention l'effrayaient tellement » qu'il souhaitait en discuter avec un spécialiste. Quelques instants plus tard, une bombe explose dans la maison[H 8]. Tintin et Haddock s'en sortent miraculeusement, et une fois rétablis, prennent la route de l'ambassade bordure à Rolle, où ils pensent que le professeur est retenu prisonnier[H 9]. Ils y arrivent en barque, de nuit, et tombent au milieu d'une bagarre rangée entre agents bordures et syldaves. Tournesol leur échappe encore, et au terme d'une course-poursuite rocambolesque, d'abord en hélicoptère, puis en voiture et à pied, Tintin ne peut empêcher un avion syldave de décoller, emmenant à son bord le professeur[H 10]. En attendant l'avion qui doit les conduire à Klow, la capitale syldave, Tintin et Haddock découvrent dans le journal que l'avion des ravisseurs syldaves a finalement été détourné vers la Bordurie. Ils embarquent donc pour Szohôd, la capitale bordure, où leur arrivée est annoncée par des agents secrets. Dès leur atterrissage, ils subissent une surveillance rapprochée dont ils ne se débarrassent qu'en se réfugiant dans les coulisses de l'opéra, où ils retrouvent Bianca Castafiore qui les cache dans sa loge quand survient le colonel Sponsz, chef de la police locale, venu rendre hommage à la cantatrice[H 11]. Le colonel révèle à son insu qu'il détient Tournesol à la forteresse de Bakhine et qu'il possède dans la poche de son manteau l'ordre de libération du professeur, à condition que ce dernier coopère avec les autorités bordures. Tintin et Haddock le subtilisent et le lendemain, grimés en agents de la Croix-Rouge, se présentent à la forteresse pour libérer Tournesol[H 12]. Les trois amis s'enfuient en voiture mais l'alerte est donnée : à hauteur d'un barrage gardé par un char d'assaut, Tintin perd le contrôle du véhicule et l'envoie dans un ravin. Pendant que les militaires y descendent pour inspecter l'automobile, Tintin et Haddock, sains et saufs, conduisent le professeur, évanoui, dans le char abandonné, à bord duquel ils prennent la fuite[H 13]. Ils regagnent alors la frontière syldave, puis la Suisse où dans la poursuite, Tintin et Haddock avaient égaré le parapluie de Tournesol. Ce dernier leur confie avoir caché les plans de son arme secrète dans le manche de l'objet, mais quand celui-ci est retrouvé, les plans ne s'y trouvent pas. C'est finalement à Moulinsart, où Séraphin Lampion s'est entre-temps installé avec sa famille, que Tournesol les retrouve, oubliés dans sa table de chevet. Craignant une mauvaise utilisation de son invention, le professeur décide de détruire les microfilms des plans, avant de provoquer involontairement le départ de Séraphin Lampion[H 14]. PersonnagesLe capitaine Haddock acquiert une nouvelle posture dans cet album, en confiant dès l'entame à Tintin qu'il n'aspire plus qu'au repos. Cette résistance à l'aventure devient peu à peu une constante des derniers albums de la série[réf. nécessaire], mais elle est à chaque fois contredite par les besoins de l'intrigue. En l'occurrence, il s'agit de libérer le professeur Tournesol, au cœur d'une lutte acharnée entre agents bordures et syldaves qui veulent s'accaparer une arme secrète dont il est l'inventeur. Le professeur joue donc une nouvelle fois le rôle de catalyseur de l'aventure, comme auparavant dans Le Temple du Soleil. Les détectives Dupond et Dupont sont présents dans l'aventure, mais c'est la première fois depuis L'Étoile mystérieuse qu'un nombre aussi faible de cases leur est consacré[1]. Ils n'apparaissent qu'à deux reprises dans le récit, brièvement : d'abord, ils arrivent à Moulinsart à bord de leur 2 CV pour enquêter sur les mystérieux évènements qui se produisent au château[H 15], puis une autre fois en Suisse, vêtus d'un costume traditionnel appenzellois[2] où, venus rendre visite à Tintin et Haddock à la clinique, ils y sont soignés à leur tour après une immanquable chute[H 16]. C'est la troisième fois que Bianca Castafiore apparaît physiquement dans la série, mais au contraire de ses précédentes apparitions, elle n'est pas moquée dans cette aventure [réf. nécessaire] et bien que sa tenue ne perde rien de son extravagance, elle est d'une aide précieuse pour le capitaine et Tintin, jouant un rôle décisif dans la libération du professeur[3]. D'autres personnages font leur première apparition, comme le colonel Sponsz, chef de la police bordure, dans le rôle traditionnel du méchant, et l'assureur Séraphin Lampion, personnage aussi casse-pieds qu'hilarant[4]. Lieux de l'actionL'histoire s'ouvre au château de Moulinsart et dans sa campagne environnante. Apparue dans le diptyque formé par Le Secret de La Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge, cette demeure décentrée, qui est aussi un château, représente pour les lecteurs contemporains d'Hergé un refuge paisible et idéal, préservé des nuisances et des conflits dans le contexte de la guerre froide. Pour autant, L'Affaire Tournesol rompt avec cette image de sérénité : dès la deuxième planche, dans la dernière case, Tintin et le capitaine Haddock qui se promènent dans le parc sont espionnés à leur insu par un agent secret syldave, lui-même observé par un contre-espion bordure. Cette composition en abyme introduit la menace dans cet environnement d'apparente tranquillité et révèle ce qui sera le cœur de l'intrigue dans la suite de l'album[5]. À partir de la planche 17, l'action se déroule en Suisse. C'est d'ailleurs le seul album de la série dans lequel l'action s'y déroule en partie[6], si l’on excepte quelques cases du Lotus bleu montrant une première scène se déroulant en Suisse, sans nommer le pays, et plus précisément à Genève où la Société des Nations est implantée [7]. Tintin et le capitaine Haddock atterrissent à l'aéroport de Genève-Cointrin, puis au gré de leurs recherches, ils parcourent de nombreux lieux réels, comme la gare et l'hôtel Cornavin, la ville de Nyon et les bords du lac Léman, ou fictifs mais inspirés de lieux réels, comme l'ambassade bordure qu'Hergé situe à Rolle[2],[8]. Pendant la course-poursuite qu'ils mènent en hélicoptère pour tenter de rejoindre les ravisseurs de Tournesol, Tintin et le capitaine traversent le lac et se trouvent alors en France, et plus précisément en Haute-Savoie, d'abord sur une route dans les environs de Cervens[H 17], puis dans un village qui ressemble à celui de Bons-en-Chablais[9]. Réduits à faire de l'auto-stop à la suite de la panne de leur hélicoptère, ils sont embarqués à bord d'une Lancia Aurelia B20, un véritable bolide, conduit par un Italien qui parvient à coincer la grosse voiture américaine des ravisseurs par une « savantissime petite queue dé sardine... ». Toutefois les malfaiteurs — qui ont dissimulé Tournesol (chloroformé) dans une cachette sous la banquette arrière — réussissent à s'échapper avec les excuses du conducteur italien, qui prend Tintin et Haddock pour des imposteurs. L'aventure se poursuit en Bordurie, où Tintin et le Capitaine retrouvent la trace du professeur Tournesol. Ce pays imaginaire, créé avant la Seconde Guerre mondiale par Hergé pour Le Sceptre d'Ottokar, en même temps que la Syldavie dont il est l'antagoniste, présente de nombreuses caractéristiques qui le rapprochent de l'Union soviétique[10]. Les deux héros séjournent d'abord dans la capitale, Szohôd, avant de délivrer le professeur à la forteresse de Bakhine[H 18]. Après leur fuite, ils effectuent même un court passage à la frontière syldave, avant de rentrer à Moulinsart via la Suisse[H 19]. Création de l'œuvreContexte d'écritureQuand il entame la création de L'Affaire Tournesol, Hergé souffre depuis plusieurs années d'une dépression chronique[11], ce qui le fatigue et le pousse parfois à interrompre la publication de ses œuvres[12]. Pour autant, Tintin devient peu à peu une icône internationale : les ventes d'albums s'envolent et les studios Hergé poursuivent leur développement en faisant l'acquisition de bureaux plus grands, sur l'avenue Louise à Bruxelles[13]. Le journal Tintin, créé en 1946, profite de l'émulation qui naît de sa rivalité avec Spirou, les deux hebdomadaires adoptant des tons totalement différents, ce qui leur permet de toucher un large public sans souffrir de la concurrence[14]. Pour mettre au point son scénario, Hergé l'inscrit dans le contexte de la guerre froide[15], qu'il transpose dans une rivalité entre la Syldavie et la Bordurie, deux États fictifs qui font leur réapparition, quinze ans après Le Sceptre d'Ottokar[16]. La création de cette aventure commence quelques mois seulement après la mort du dirigeant soviétique Joseph Staline, dont Hergé s'inspire librement pour créer le personnage du maréchal Plekszy-Gladz[17]. Écriture du scénario et conception de l'œuvreAprès avoir réalisé successivement trois diptyques[Note 1], Hergé renoue avec le principe d'une histoire contenue dans un seul album. Le scénario de cette nouvelle aventure doit beaucoup à l'apport de ses collaborateurs des Studios Hergé. Ainsi, le gag du sparadrap est une idée de Jacques Martin, « omniprésent dans la conception de cet album »[16]. Ce travail en équipe conduit également l'auteur à modifier ses méthodes de travail. Si Hergé continue d'assurer seul le découpage de l'histoire, en réalisant une série de croquis agrémentés de quelques dialogues, les crayonnés sont désormais effectués sur des feuilles distinctes de la planche définitive, de manière que les différents collaborateurs puissent intervenir plus facilement sur la même page. Comme à son habitude, Hergé se charge du dessin des personnages tandis que ses assistants s'occupent du décor et des costumes[18]. Sources et documentationPour la première fois dans l'histoire de la série, Hergé, qui a l'habitude de séjourner en Suisse, effectue des repérages sur les lieux de l'action, c'est pourquoi de nombreux lieux sont reproduits fidèlement[19]. Tintin et le capitaine Haddock atterrissent à l'aéroport de Genève-Cointrin dont l'aérogare est fidèlement représentée[20]. Un autobus de la compagnie Swissair les conduit ensuite à la gare de Genève-Cornavin dont le fronton est lui aussi représenté fidèlement. En revanche, Hergé s'inspire probablement d'une gare belge pour dessiner une verrière à l'intérieur de celle de Genève qui n'en comporte pas[21]. Le dessinateur profite de ses voyages pour réaliser une série de croquis, notamment de paysages ou de propriétés situées à Rolle et Nyon, ainsi que sur les rives du lac Léman pour repérer l'endroit précis où une voiture peut quitter la route et chuter dans l'eau, après la sortie de Genève[22]. La maison du professeur Topolino, sur la route de Saint-Cergue à Nyon, existe elle aussi, même si elle porte en réalité le no 113 et non le no 57 bis comme dans l'album[23],[24]. Quand Tintin et Haddock marchent dans les rues de la ville après leur sortie de l'hôpital, ils passent devant la statue dite de « Maître Jacques »[H 20],[25]. De même, deux bâtiments réels servent de modèle à l'ambassade de Bordurie que l'auteur situe à Rolle : d'une part le château du Reposoir, à Pregny-Chambésy, où Hergé avait rendu visite au roi des Belges Léopold III, en exil en 1947[26], d'autre part l'école hôtelière de Genève[2],[27],[26]. L'hôtel Cornavin de Genève est lui aussi fidèlement reproduit, même si Hergé commet une erreur en logeant le professeur Tournesol dans la « chambre 122 », au premier étage, qui n'existe pas. Depuis la parution de l'album, la direction de l'hôtel a néanmoins installé une porte contre un mur, portant le no 122, afin que la réalité rejoigne la fiction[28]. Hergé reproduit néanmoins fidèlement la porte tambour de l'entrée de l'hôtel et l'utilise pour mettre en scène un gag aux dépens du capitaine[29]. D'autres éléments de détail apportent une couleur locale aux différentes scènes. Ainsi, un tableau représentant le mont Cervin orne les murs du salon de la villa du professeur Topolino, tandis que des affiches à l'entrée vantent les mérites touristiques du lac des Quatre-Cantons et de la station de Saint-Moritz. À la réception de l'hôtel Cornavin figure un morceau d'une autre affiche promouvant la ville de Lugano[30]. Chez le professeur Topolino, le capitaine Haddock porte un intérêt tout particulier à une bouteille de La Côte 1947[31]. Hergé apporte également un soin à la précision des plaques d'immatriculation : le taxi qui conduit les héros de l'aéroport au centre de Genève porte une plaque commençant par les lettres « GE », qui correspond au Canton de Genève, tandis que les véhicules suivants, comme la jeep des pompiers de Nyon, portent des plaques commençant par « VD », l'indicatif du Canton de Vaud[32]. La reproduction de véritables titres de presse renforce le réalisme de l'œuvre. Ainsi dans le hall de l'hôtel Cornavin, les deux agents bordures qui espionnent Tintin et le capitaine sont en train de lire un numéro du Journal de Genève, un quotidien dans lequel Haddock apprend, un peu plus tard, que l'avion des ravisseurs syldaves de Tournesol a été dérouté vers la Bordurie. Le kiosque où le capitaine achète ce journal compte sur sa devanture des réclames pour Marie Claire et L'Écho Illustré[33], l'hebdomadaire catholique qui publie les aventures de Tintin en Suisse depuis 1932[34]. Haddock achète également deux autres magazines qu'il tient sous son bras, dont un numéro de L'Écho Illustré parfaitement identifiable puisqu'il s'agit d'une copie du numéro du qu'Hergé venait de recevoir au moment de réaliser son dessin et sur la couverture duquel figure Max Petitpierre, alors président de la Confédération suisse, et Paul Chaudet. Le dessin étant minuscule, seule leur silhouette est identifiable dans la vignette d'Hergé[35]. Hergé s'est également documenté sur les voitures qu’il met en scène dans l'album. Ainsi, l'image de couverture pourrait être inspirée d'une photographie de la sortie de route de Phil Hill lors de la Carrera Panamericana de 1953[36] et le conducteur italien Cartoffoli di Milano est sans doute inspiré du pilote Giuseppe Farina[36]. Fidèle à son habitude, Hergé copie des modèles de véhicules existants, comme la Lancia Aurelia conduite par Cartoffoli di Milano, la Land Rover Serie I des gendarmes belges[37], la Mercedes 300 du corps diplomatique bordure à Genève[38], la 15 CV Citroën noire des agents bordures à Nyon[39] ou encore la Citroën 2 CV des Dupondt[40]. Le dessinateur se permet toutefois quelques fantaisies : il représente cette dernière dans un coloris vert alors qu'elle n'existait qu'en gris au moment de la parution de l'album[40]. De même, le cabriolet jaune dans lequel Tintin, Haddock et Tournesol prennent la fuite à la fin de l'album est une invention : le véhicule reprend l'allure du cabriolet Mercedes 220Se mais sa prise d'air sur le capot s'inspire de la Facel Vega HK 500[41]. Hergé sollicite également Jean Dupont, rédacteur en chef de L'Écho illustré, l'hebdomadaire détenteur des droits de diffusion des Aventures de Tintin en Suisse, pour photographier des véhicules de pompiers de la ville de Nyon[42].
L'amplification par ultrasons que met au point le professeur Tournesol est librement inspirée des recherches conduites sous le Troisième Reich par les services du ministère de l'Armement d'Albert Speer. Certains de ces travaux visaient à construire des projecteurs paraboliques capables d'amplifier grandement le son. Toutefois ce programme ne dépassa pas le stade expérimental[43]. Pour dessiner le laboratoire du professeur Tournesol à Moulinsart, Hergé suit les conseils de l'astronome Armand Delsemme, qui lui fournit également un exemplaire du livre de Leslie Earl Simon, German Research in World War II (en français : Recherche allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale), dont Hergé reproduit la couverture dans une des cases de l'album, en prenant soin de retirer la croix gammée qui orne l'avion[44]. Dans cet album, Hergé fait de la Bordurie un État totalitaire. Pour ce faire, il s'inspire directement de l'Union soviétique et de son dirigeant Joseph Staline, mort quelques mois avant la publication de la première planche. Comme en URSS, le maréchal Plekszy-Gladz règne en maître sur son pays, et le culte de la personnalité dont il est l'objet rappelle fortement celui dont bénéficiait Staline[17]. Hergé fait notamment de sa moustache un symbole omniprésent dans la société bordure : il est présent sur le drapeau bordure, toutes les voitures bordures, sur le brassard que portent les hauts dignitaires du régime ou sur les documents administratifs, et jusque dans le lexique bordure sous la forme d'un accent circonflexe au-dessus de la lettre o. L'expression « Par les moustaches de Plekszy-Gladz » est également le juron favori des agents bordures. Comme il l'avait fait pour le syldave, à l'occasion de l'écriture du Sceptre d'Ottokar, Hergé s'inspire de mots flamands, rehaussés simplement de ce diacritique. Ainsi la capitale Szohôd, le poste frontalier Tzôhl et l'hôtel Zsnôrr rappellent les mots flamands signifiant « fou », « douane » et « moustache »[45]. Une seule vignette présente le portrait du dictateur, accroché dans le bureau du chef de la police de l'aéroport de Szohôd[H 21], mais des bustes ou des statues à son effigie sont visibles partout dans la capitale[17], comme celle de la place Plekszy-Gladz, à proximité de l'hôtel où sont logés Tintin et le capitaine[H 22], ou encore sous le porche d'entrée de l'opéra[H 23]. Si l'influence du régime soviétique est prégnante, celle de l'Allemagne nazie est elle aussi manifeste : le salut fasciste « Heil Hitler » se retrouve dans le salut bordure, « Amaïh Pleksy-Gladz », tandis que les uniformes et les brassards portés par les militaires bordures sont très proches de ceux des nazis[17],[46]. De son côté, le personnage du colonel est inspiré physiquement de l'acteur Erich von Stroheim[47]. Références aux autres albums de la sérieHergé introduit des éléments de cohérence entre ses albums afin de donner à son œuvre une « apparence massive, compacte et cohérente ». Ainsi, utilisant le même procédé que de grands auteurs de la fin du XIXe siècle, il convoque dans chaque nouvelle aventure des personnages issus de précédentes histoires[48]. Outre les personnages récurrents dans la série que sont Tintin, Milou, le capitaine Haddock, le professeur Tournesol, Nestor et les détectives Dupondt, Hergé fait appel à des personnages plus ou moins installés dans son œuvre. C'est le cas de la cantatrice Bianca Castafiore, déjà vue dans Le Sceptre d'Ottokar et Les Sept Boules de cristal. C'est d'ailleurs au Sceptre d'Ottokar que L'Affaire Tournesol fait directement référence[Note 2]. En effet, ces deux albums exploitent chacun à leur manière l'antagonisme entre la Syldavie et la Bordurie, deux pays sortis tout droit de l'imaginaire d'Hergé, mais non dénués de références historiques et géographiques. Par ailleurs, certains éléments du scénario de cette nouvelle aventure constituent autant de renvois plus ou moins évidents à de précédents albums. Ainsi l'épisode de l'enlèvement d'un personnage est un motif récurrent de la série, apparu avec Tintin en Amérique et de nouveau exploité dans Le Temple du Soleil. D'ailleurs, c'est déjà le professeur Tournesol qui en est la victime dans ce dernier album[49]. De même, Hergé prend l'habitude d'inscrire ses récits dans un même genre narratif : ainsi L'Affaire Tournesol s'apparente à une œuvre de science-fiction, comme l'ont été Objectif Lune et On a marché sur la Lune, une catégorie que rejoindra plus tard Vol 714 pour Sydney[50]. De manière plus directe, lorsque les trois héros s'enfuient à bord d'un blindé bordure, Tintin s'exclame « Je n'ai pas piloté de char depuis la Lune, moi ! »[H 13], en référence à On a marché sur la Lune[51]. Apparitions et clin d'œilHergé a pris l'habitude de se dessiner lui-même ou ses proches parmi les personnages qui peuplent ses albums. Ainsi s'est-il représenté, dans la dernière case de la treizième planche, en reporter interrogeant un témoin dans la foule amassée devant les grilles du château, après la série d'évènements mystérieux qui frappent Moulinsart[19]. C'est d'ailleurs sa dernière apparition dans la série. Hergé adresse également un clin d'œil à son ancien collaborateur Edgar P. Jacobs, qui avait débuté comme figurant et chanteur d'opéra, en le représentant comme un spectateur de l'opéra dans la planche 53, puis à travers le nom de Jacobini sur l'affiche figurant derrière le colonel Sponsz dans la planche suivante[52]. Le monde de la bande dessinée au sens large continue donc d'inspirer Hergé. Ainsi le personnage de Séraphin Lampion est emprunté à celui de Pierre Delfeld, créé par le dessinateur Paul Jamin pour le journal satirique Pan[19], tandis que le nom du professeur Topolino, le savant que doit rencontrer le professeur Tournesol, est une référence directe à l'univers de Walt Disney, dont le personnage de Mickey se nomme Topolino en italien[19]. Alors que Tintin et le capitaine tentent de bloquer la voiture des ravisseurs de Tournesol, cette dernière contourne l'hélicoptère en détruisant les bordures d'un champ. Le capitaine s'exclame alors « C'est au moins Fangio qui est au volant ! », en référence au pilote argentin Juan Manuel Fangio, triple champion du monde de Formule 1 à l'époque de la parution de l'album[36]. Dans la traduction anglaise de 1960, Fangio est remplacé par le pilote australien Jack Brabham[36], et supprimé entièrement dans la traduction suédoise[36]. La chanson populaire n'est pas en reste : dans la dernière planche de l'album, Séraphin Lampion entonne la chanson Ça vaut mieux que d'attraper la scarlatine de Ray Ventura[53]. ParutionLa publication des planches de L'Affaire Tournesol débute le et se poursuit jusqu'au , dans les colonnes du journal Tintin. C'est d'ailleurs la première aventure de la série qui est publiée sans interruption depuis Le Trésor de Rackham le Rouge dix ans plus tôt[54]. Dans un premier temps, le récit n'occupe qu'une seule page, mais aux deux tiers de sa parution, la double page centrale du magazine lui est octroyée, d'abord sur quatre strips puis sur trois[55]. La publication dans l'édition française du journal Tintin débute quant à elle en [56]. L'album est édité chez Casterman au cours de l'année 1956. À l'origine, Hergé souhaite superposer au dessin de la couverture une matière plastique imitant les brisures de verre et donnant ainsi un effet de relief transparent à l'ensemble. Le projet est abandonné à la demande de l'éditeur, afin de limiter les coûts de production[19]. L'album comporte une erreur : dans la planche 60, alors que les héros parviennent à s'enfuir de Bordurie, le capitaine Haddock se tourne vers Tournesol et s'exclame « Sauvés, Tryphon ! », mais le phylactère est cependant orienté vers le professeur. Cette erreur n'est pas présente dans la planche originale, parue dans le no 387 du Journal de Tintin[57],[H 24]. AnalyseAnalyse critique et place de l'album au sein de la sériePour de nombreux tintinologues, L'Affaire Tournesol est considéré comme l'album le plus abouti de la série. C'est le cas de Harry Thompson, qui regrette néanmoins la fin précipitée de l'histoire[58], de Michael Farr, pour qui il s'agit de l'une des meilleures créations d'Hergé[59], ou de Jan Baetens qui le considère comme un « album clé »[60]. Si Pierre Assouline le considère « moins ludique, mais plus parfait que d'autres »[61], Benoît Peeters souligne « la richesse du thème, la rapidité des enchaînements, la science des cadrages et l'art du dialogue[62] ». Ce dernier salue également l'apparition de Séraphin Lampion, qu'il considère comme « la dernière grande figure des Aventures de Tintin », et rapproche l'atmosphère de cet album de celle des romans d'espionnage de John Buchan et Eric Ambler[63]. Michel Porret apprécie lui aussi la tension palpable tout au long du récit, et qualifie cette aventure de « thriller de la guerre froide, façon John le Carré »[33]. Frédéric Soumois présente L'Affaire Tournesol comme un album charnière, marquant le début du deuxième cycle des Aventures de Tintin. À partir de cet album, Tintin et le capitaine Haddock accomplissent des missions qu'ils n'ont pas choisies mais qui se sont imposées à eux. L'aventure nait de la nécessité de secourir un ami, et les héros n'aspirent qu'à retrouver la quiétude du château de Moulinsart une fois celle-ci terminée[64]. Ce deuxième cycle, qu'il qualifie de « domestique », fait suite au premier cycle dit « d'aventures » dans lequel Tintin prend l'essentiel de l'initiative[64]. De son côté, Jean-Marie Apostolidès considère que cette aventure marque le début de la troisième et dernière période de la série qui, selon lui, peut être caractérisée par la représentation par Hergé d'un monde dirigé par l'affairisme et dans lequel le travail de détective a préséance sur toute quête mystique[65]. Portée philosophiquePierre Skilling analyse le rôle des Aventures de Tintin dans la formation de la conscience politique des enfants et considère à ce titre que L'Affaire Tournesol est une « synthèse du totalitarisme ». Le maréchal Plekszy-Gladz, omniprésent dans l'album sans jamais être montré, mène une dictature qui intègre à la fois « des éléments du fascisme nazi et du communisme stalinien », comme le culte de la personne symbolisé par les moustaches, tout en ayant des prétentions à la domination mondiale pour son pays. Il voit ainsi dans cet album une version adaptée aux enfants de l'essai de Hannah Arendt sur Les Origines du totalitarisme, publié au début des années 1950[66]. Pierre Assouline note qu'en faisant autant référence à l'Union soviétique qu'à l'Allemagne nazie pour dépeindre le régime totalitaire bordure, Hergé poursuit l'un de ses thèmes de prédilection, « une vieille habitude qui consiste à renvoyer dos à dos les extrêmes »[46]. Albert Algoud, qui qualifie Plekszy-Gladz de « tyran ubuesque », voit dans le choix de la moustache comme symbole un élément de satire, comme pour mieux souligner « la dimension grotesque des régimes totalitaires »[17], une critique qui trouve un écho dans le fait que l'accent circonflexe ne porte que sur la lettre o dans la langue bordure, ainsi que le remarque Jan Baetens « comme si c'était le vide et le néant qu'il s'agissait de couronner à tout prix littéralement[45] ». Par ailleurs, L'Affaire Tournesol interroge la représentation du savant dans la bande dessinée. Pour Catherine Allamel-Raffin et Jean-Luc Gangloff, ce personnage remplit souvent la fonction d'amorce du récit dans la mesure où l'objet de sa création fournit une matrice narrative évidente. Ils soulignent également que, dans la bande dessinée, les inventions potentiellement néfastes sont le plus souvent rapportées à un créateur individuel : ainsi, l'invention du professeur Tournesol est à ce point attachée à son créateur que se l'approprier se traduit par l'enlèvement de celui-ci[67]. Sur le plan philosophique également, en secourant le professeur Tournesol, Tintin répond une nouvelle fois à l'appel de l'autre. Ce geste éthique représente un devoir irrépressible que le héros ne vit pas sous la forme d'une contrainte, ce qui fait dire au philosophe Martin Legros que « Tintin n'est pas un héros kantien ». Comme dans Le Temple du Soleil, déjà pour secourir Tournesol, ou plus tard Tintin au Tibet pour sauver Tchang, l'appel de l'autre constitue le motif initial de l'aventure[68]. Style graphiqueFidèle à son habitude, Hergé agrémente son dessin d'une série de conventions graphiques « qui dessinent une véritable grammaire de la bande dessinée moderne ». L'Affaire Tournesol révèle une utilisation particulièrement riche des onomatopées, visant à maintenir le rythme effréné de l'album. Le ton est donné dès la première planche, qui s'ouvre par une vignette dans laquelle on voit un téléphone surmonté d'un « DRRING » répété quatre fois et qui se conclut par un « BRROM » annonçant l'orage qui vient perturber la quiétude du capitaine et de Tintin[61],[H 25]. Parfois, Hergé procède même à une simplification extrême en employant des « cases onomatopées », celles-ci se composant d'une seule onomatopée inscrite en gros caractères[69]. C'est le cas notamment lors de l'épisode de l'orage au début du récit. Lorsque la foudre s'abat sur le château, un « CRRAC » sur fond jaune est disposé au bas d'une case entièrement noire, puis plus loin, un énorme « BANG » qui emplit la case précède l'envolée du capitaine Haddock dans son lustre alors qu'il tenait le combiné du téléphone[H 26]. Parmi les autres signes graphiques, les gouttelettes de sueur sont les plus employées et se présentent quasiment à chaque page. Entourant le visage des personnages, elles manifestent le plus souvent leur stupéfaction[69], comme lorsque le verre se brise dans les mains du capitaine Haddock[H 27]. De leur côté, les étoiles colorées constituent selon Jérôme Dupuis le « symbole d'une violence tempérée par l'humour »[69], comme lors de la première rencontre « frappante » entre Haddock et Séraphin Lampion[H 28]. Enfin, les spirales ont pour effet de « souligner l'effet comique [en] introduisant une sensation de vacillement dans l'univers bien ordonné d'Hergé » et traduisent le plus souvent l'étourdissement du personnage[69], comme quand le capitaine se retrouve à terre, propulsé par la porte tambour de l'hôtel[H 29]. Par ailleurs, certaines cases témoignent de la maîtrise d'Hergé dans la composition tout en livrant des indices sur la suite de son récit. C'est le cas de la dernière case de la deuxième planche : dans le parc du château, un agent syldave espionne Tintin, le capitaine Haddock et Nestor, tandis qu'il est lui-même observé par un agent bordure. Cette composition en abyme anticipe sur la course que mèneront les deux pays rivaux pour s'attacher les services du professeur Tournesol. De même, dans la septième case de la planche 14, sans texte, Tintin et le capitaine pénètrent dans le laboratoire du professeur. Tandis qu'ils entrent par le fond de la pièce, le lecteur est introduit par le premier plan où le regard est attiré par une parabole de grande dimension et représentée en gros plan, comme un signe avant-coureur de la suite du récit. La forme de l'objet peut même être vue comme une métaphore de l'avenir des deux héros, qui seront absorbés dans une affaire qui va rapidement les dépasser[5]. Dans un autre registre, l'album contient de nombreuses cases dans lesquelles l'appendice du phylactère ne renvoie à aucun personnage et indique seulement la provenance des paroles tandis que le locuteur n'est pas représenté dans l'image. Il s'agit là d'un élément de jonction du récit, l'appendice fonctionnant alors en un certain sens comme une flèche à suivre, indiquant au lecteur un élément qui ne lui sera révélé que dans l'image suivante. Hergé utilise régulièrement ce procédé dans la dernière case d'une planche de manière à maintenir l'attention du lecteur tout en créant chez lui l'impatience de connaître la suite[70]. Par un autre procédé, Hergé intéresse son lecteur à un élément du récit sans utiliser le moindre texte. C'est le cas notamment d'une case sans parole de la planche 15 qui montre un paquet de cigarettes et une clé dans les mains de Tintin[H 30]. Elle est un exemple de ce que Pierre Fresnault-Deruelle nomme les « images-constats » : il s'agit d'un grossissement qui « équivaut à un regard attentif » pour souligner la force d'un détail[70]. Sur un autre plan, Hergé utilise un procédé graphique de représentation des véhicules qui met en exergue le danger qui guette les héros, comme le souligne Charles-Henri de Choiseul Praslin : « Quand un méfait se manigance ou qu'il vient d'être perpétré, sans savoir lequel exactement, Hergé donne une impression de mystère et de menace. La voiture se déplace, alors, vers le fond de la vignette, c'est-à-dire vers un espace mystérieux où le lecteur ne peut que se perdre ». C'est notamment le cas de la scène où la camionnette de la boucherie Sanzot prend en autostop le professeur Tournesol tandis que des agents bordures, stationnés plus loin, s'apprêtent à l'enlever, ou bien encore de l'agression dont sont victimes Tintin et le capitaine Haddock dans les rues de Nyon, quand deux agents bordures leur foncent dessus à bord d'une 15 CV Citroën noire [71]. Enfin, Hergé répète un procédé qu'il a l'habitude d'utiliser dans ses différents albums, en remplissant d'une coupure de presse une vignette entière. La focalisation interne ainsi créée convie le lecteur à découvrir l'information en même temps que le personnage, comme dans le cas de la deuxième case de la planche 43[H 31], au sujet du détournement de l'avion des ravisseurs de Tournesol par les Bordures, ou bien encore pour assurer la soudure narrative entre deux séquences du récit, comme c'est le cas de l'avant-dernière case de la planche 27, après l'explosion du domicile du professeur Topolino[H 32],[33]. Style narratifUne narration contrainteLe format de la prépublication de l'aventure en feuilleton crée une contrainte formelle et narrative qui conduit Hergé à découper son récit en répondant à deux obligations : d'une part, chaque unité narrative, c'est-à-dire chaque planche, doit être achevée, d'autre part cette unité doit contenir un élément de relance pour assurer la cohérence du récit et ménager le suspense et l'envie du lecteur de connaître la suite. Si la dernière vignette de la planche nécessite donc un traitement particulier pour comporter en elle un élément de clôture et de relance, un mécanisme de reprise doit fonctionner dans chaque début de planche. Le traitement de chaque strip, où l'effet de clôture et de relance est perceptible, répond à la même logique, une contrainte héritée de la parution des aventures sous la forme d'un strip quotidien pendant la Seconde Guerre mondiale. De cela découle un autre impératif, celui de traiter en creux chaque volet central, que ce soit le milieu de page ou le milieu de strip, tout en veillant à ce que le récit global ne figure pas qu'un assemblage de cellules autonomes[72]. Pour ce faire, Hergé utilise notamment un principe « catégoriel », qui consiste en des variations thématiques d'un même élément narratif. Dans L'Affaire Tournesol, qui multiplie les scènes de poursuite, il propose une déclinaison des types de déplacement. Après le départ du professeur Tournesol, Tintin et le capitaine partent à sa recherche en utilisant différents moyens de locomotion. Il en est de même pendant la course-poursuite qui vient après son enlèvement, puis lors de leur fuite après la libération du savant. Ainsi, à la cellule narrative de base, à savoir la poursuite, s'ajoute une variation thématique qui n'est pas nécessaire sur le plan narratif, car les poursuites pourraient s'effectuer par le même moyen de locomotion, mais qui revêt un intérêt majeur dans le cadre du découpage du récit en feuilleton. Ainsi, selon Jan Baetens, « le recours au principe catégoriel permet de multiplier et surtout de délimiter les séquences sans mettre en cause la narrativité globale »[73]. En outre, la variation du format de prépublication contraint elle aussi l'auteur dans sa narration. En effet, après avoir occupé une seule page dans le Journal de Tintin, L'Affaire Tournesol a subitement pris place dans la double page centrale du magazine pour le dernier tiers de sa parution. Hergé et ses collaborateurs ont donc été conduits à gonfler les planches uniques pour respecter ce nouveau format. Jan Baetens explique que si la qualité du récit ne semble pas en souffrir, c'est bien grâce au traitement en creux du volet central de chaque planche, qui constitue donc une « zone tampon » que l'auteur peut gonfler ou réduire selon les nécessités[55]. Une manière originale de commencer le récitL'incipit de L'Affaire Tournesol est remarquable par sa construction en diptyque. L'album s'ouvre par l'appel téléphonique que reçoit Nestor, une saynète indépendante de celle qui clôt cette première page, à savoir la promenade du capitaine et de Tintin. Une telle composition, marquée par l'absence de Tintin dans un premier temps, se retrouve notamment dans L'Oreille cassée. Mais l'incipit de L'Affaire Tournesol s'en distingue car, d'une part, les deux actions de la première planche y sont simultanées, d'autre part, c'est un personnage récurrent de la série qui est présenté en premier et non un inconnu. La transition entre les deux scènes de cet incipit s'effectue au centre de la planche et se trouve renforcée par le texte : à l'inconnue qui a commis une erreur de numéro, Nestor répond « « Oh ! Pardon, je… heu… Le capitaine Haddock ?… Non, pas pour le moment… Il est en promenade… », et dans la case suivante, ce dernier apparaît en pleine campagne, sa canne à la main, aux côtés de Tintin[74]. En outre, en figurant un téléphone qui sonne, c'est seulement la deuxième fois dans la série qu'un objet seul occupe la première vignette du récit, après la pompe à essence de Tintin au pays de l'or noir. Dans les deux cas, le dessin agit comme une synecdoque, l'objet servant à représenter un cadre plus général : le téléphone introduit le lecteur à Moulinsart tandis que la pompe à essence introduit le thème de la route et de la conduite qui sert de cadre à la première partie de cette autre aventure[74]. Le choix de la représentation du téléphone, surmonté des quatre « DRRING », n'est pas anodin : la répétition de l'onomatopée induit une dramatisation immédiate qui contrebalance la quiétude de la promenade de Tintin et du capitaine dans la suite de la planche[74]. Le génie du burlesqueL'humour est omniprésent dans les Aventures de Tintin. D'une part, c'est un moyen pour Hergé de maintenir l'attention de son lecteur, alors que l'histoire paraît en feuilleton dans la presse, de façon hebdomadaire. D'autre part, en multipliant les gags dans ses albums, l'auteur fait avancer le récit tout en faisant retomber la tension dramatique. Ainsi le gag sert de « respiration, de ponctuation dans une histoire bourrée d'action »[75]. Parmi les nombreux ressorts comiques de sa palette, Hergé utilise régulièrement les accessoires pour faire rire[75]. Dans L'Affaire Tournesol, Hergé use à deux reprises du comique de répétition. Dès le début de l'album apparaît le sketch de la boucherie Sanzot. C'est d'abord Nestor qui reçoit l'appel d'une cliente qui a composé un mauvais numéro. Alors que le capitaine Haddock reproche à son majordome d'avoir été impoli avec cette femme, c'est à son tour de répondre et d'adopter la même attitude. Plus tard, lorsque le capitaine cherche à joindre la gendarmerie de Moulinsart par téléphone, il parle en réalité avec un salarié de la boucherie Sanzot[H 33]. Plus tard, le professeur Tournesol monte dans une camionnette de la même boucherie, échappant ainsi, sans le savoir, à un premier enlèvement[H 34]. De fait, Hergé répète le même gag mais en y apportant à chaque fois une variation, de façon à renforcer l'effet comique tout en introduisant un récit parallèle[76]. Le deuxième comique de répétition de l'album concerne le gag du sparadrap, qui a acquis une notoriété certaine. Soumis à Hergé par son collaborateur Jacques Martin, ce gag s'étend sur plusieurs planches tout en étant totalement étranger à l'intrigue en cours, comme une « histoire dans l'histoire ». Le fait d'être collé au personnage du capitaine Haddock renforce sa portée philosophique. Selon Christophe Barbier, pour qui Haddock « est l'homme rattrapé par ses actes », le sparadrap constitue « l'avatar visible du remords, [...] le petit châtiment dévolu aux petites bêtises ». Il symbolise l'acte répréhensible commis par chaque être humain, un temps caché mais qui finit par rattraper son auteur. C'est d'ailleurs le sens retenu par l'expression « le sparadrap du capitaine Haddock », passée dans le langage courant[77]. Il peut aussi être vu comme une « fatalité intérieure », un caractère qui s'impose malgré soi et relève « plus de l'ordre de l'involontaire que du volontaire »[78]. Par ailleurs, le fait que pendant le trajet en avion, le sparadrap passe par plusieurs personnages différents avant de revenir vers le capitaine semble rappeler au lecteur l'humilité de la condition humaine, comme le souligne encore Barbier : « Le vol [...] relie Genève à la Bordurie, soit une ville bien connue à un pays imaginaire ; il est un temps suspendu vers un lieu inconnu, il est le condensé de l'humanité : ne sommes-nous pas tous les passagers d'un même voyage vers un même mystère ? »[77] L'art de l'intrigue parallèleDans son récit, Hergé met en place des intrigues parallèles qui se déroulent en arrière-plan de l'intrigue principale et sans influer sur elle. C'est le cas du gag du sparadrap mais également de deux personnages qui se retrouvent à plusieurs reprises à proximité immédiate des deux héros. Un homme et une femme sont assis côte à côte dans l'autobus qui mène les héros du centre de Genève à l'aéroport, apparemment sans se connaître. L'homme remarque le sparadrap accrochée au chapeau de sa voisine, et le retire, suscitant un regard réprobateur. Plus tard, cette même femme semble dîner seule au restaurant de l'hôtel Sznorr, à Szohôd, puis les deux personnages sont surpris de se rencontrer pendant l'entracte à l'opéra de la capitale bordure. Dans l'album suivant, Coke en stock, le lecteur les retrouve dès la troisième vignette de l'aventure, marchant côte à côte devant Tintin et Haddock à la sortie du cinéma. Le fait de les retrouver ensemble laisse à penser qu'ils se sont mariés entre les deux aventures, du moins qu'ils ont entamé une vie commune. Sans qu'aucun de ces deux personnages ne pèse sur l'intrigue des deux albums, Hergé s'autorise en quelque sorte une digression[79]. Un album bruyant et rythméTout au long de l'album, de nombreuses explosions et éclats de verre, bris de vaisselle, coups de feu et autres déflagrations retentissent. Ces « dix détonations annoncent les pulsations de l'affaire bordure, bordée du début à la fin par un bruitage excessif »[80]. De même, l'appareil inventé par le professeur Tournesol repose sur l'envoi d'ultrasons pour détruire du verre. Le bruit est donc omniprésent dans l'album, et peut être comparé à la « peur de la déflagration finale » dans le contexte de la guerre froide[80]. Charles-Henri de Choiseul Praslin, qui consacre un ouvrage aux voitures représentées dans Les Aventures de Tintin, estime que les automobiles jouent un rôle plus important que jamais dans L'Affaire Tournesol. À la fin de l'album, Tintin, Haddock et le professeur Tournesol, qui vient d'être extrait de sa prison, s'enfuient à bord d'un cabriolet. Tintin perd le contrôle du véhicule en voulant éviter le char qui leur barre la route, mais cette sortie de route accidentelle, dont ils sortent miraculeusement indemnes, est avant tout un coup de pouce du destin qui relance le récit et leur permet d'échapper définitivement à leurs ennemis. C'est la dernière fois qu'Hergé représente l'automobile comme une « divinité salvatrice » pour le héros, une fonction qu'elle revêt fréquemment dans les aventures précédentes[81]. À l'inverse, les voitures deviennent dans cet album « le reflet de la goujaterie de l'homme et le symbole de sa malfaisance ». Les journalistes et les promeneurs sans-gêne qui se pressent devant les grilles du château, attirés par le mystère des bris de verre inexplicables, symbolisent cette représentation négative. De la même manière, la course-poursuite à bord de la Lancia Aurelia se conclut par un échec, dans un épisode « plus comique qu'épique ». Pour Charles-Henri de Choiseul Praslin, le conducteur italien, « un tantinet fanfaron », annonce les envahisseurs du Volant club dirigé par Séraphin Lampion qui investissent la cour du château à la fin de Coke en stock[81]. Analyse des personnagesÉvolution des personnages récurrents de la sérieDans les albums du diptyque lunaire, le capitaine Haddock exprime son désir de rentrer à Moulinsart et d'y rester définitivement. Aussi dès la première planche de cette nouvelle aventure, alors qu'il dialogue avec Tintin au cours de leur promenade champêtre, le capitaine reformule ce vœu et dit n'aspirer qu'au calme et au repos, ce qui sera bientôt contredit par la nécessité de sauver le professeur des dangers qui le guettent[82]. Bien avant de se lancer à la recherche de Tournesol, le calme de Moulinsart est rompu par les mystérieux bris de verre, phénomène alors inexpliqué et qui attire la presse internationale, comme en témoigne la septième case de la planche 13, qui reproduit la une de nombreux titres internationaux, London Magazine, Il Popolo, Libération dimanche, Petit Suisse et Hamburger Tageszeitung[33]. En ce sens, L'Affaire Tournesol marque un tournant dans la posture du capitaine : dans les albums suivants, sa résistance à l'aventure est de plus en plus forte et quand il s'engagera avec Tintin, ce sera le plus souvent à contrecœur[82]. Sur un autre plan, si l'alcoolisme de Haddock est un trait largement reconnu, la cécité semble être également un problème récurrent de ce personnage. L'essayiste Jean-Marie Apostolidès remarque qu'il entretient un rapport curieux avec les miroirs, symbole d'une difficulté à se voir lui-même. Ainsi dans cet album, au deuxième jour de l'action, le miroir devant lequel il fait sa toilette se brise en plusieurs morceaux, lui renvoyant une image déroutante de sa personne[H 35]. Plus loin, il est perturbé par son reflet déformé dans l'étrange instrument qu'il découvre dans le laboratoire de Tournesol[H 36], comme il l'avait été dans Le Trésor de Rackham le Rouge en se regardant dans un miroir convexe[83]. Apostolidès souligne également que chacune des aventures du capitaine Haddock est marquée par des maladresses de sa part, dues à ses difficultés de vision. C'est le cas dans ce récit : à l'aéroport de Genève, il chute en se cognant dans la valise des deux espions bordures qui le suivent. Après avoir insulté ces deux hommes, il leur lance un avertissement, « je vous ai à l'œil », et comme un signe du destin, une paire de lunettes géante qui décore la boutique d'un opticien lui tombe sur la tête[H 37]. Le critique Nicolas Rouvière explique que le personnage de Bianca Castafiore évolue de façon positive au fil des albums et abandonne « peu à peu son caractère de dondon casse-tympan ». Il note que son allure est cette fois resplendissante, alors qu'elle était tournée en ridicule dans Le Sceptre d'Ottokar[3]. Le capitaine, qui la rencontre pour la première fois[Note 3], en est troublé au point de bafouiller son propre nom, ce qui, selon plusieurs spécialistes, semble indiquer son trouble sexuel et préfigure les nombreux symboles érotiques qui peuvent être décryptés dans Les Bijoux de la Castafiore[82],[3]. En outre, la Castafiore se montre habile et résolue en cachant Tintin et le capitaine dans sa loge juste avant l'entrée du colonel Sponsz, sauvant ainsi la vie des deux héros[3]. La philosophe Manon Garcia en fait « une figure de la ruse féminine », feignant la sottise pour mieux aider ses deux amis[84]. De nouveaux entrants hauts en couleurL'Affaire Tournesol est l'occasion pour Hergé d'enrichir sa galerie de personnages. Le premier d'entre eux est appelé à devenir l'un des personnages récurrents des derniers albums : Séraphin Lampion, des assurances « Mondass », revêt dès sa première apparition le costume du « fâcheux par excellence ». Il effectue une entrée fracassante dès les premières planches de l'album en faisant irruption au château de Moulinsart pour y trouver refuge pendant l'orage. Il y prend immédiatement ses aises et se fait servir un apéritif sans y être invité par le capitaine Haddock[85]. De même, lors de la poursuite en hélicoptère, le capitaine tombe sur sa fréquence de radio amateur, mais Lampion refuse de croire au sérieux de la situation et rit au nez de Haddock, l'empêchant de prévenir les autorités de l'enlèvement de Tournesol[86]. Décrit comme un « personnage carnavalesque » par Jan Baetens[87], Lampion intervient tout au long de l'album, au point d'installer sa famille à Moulinsart dans les dernières planches de l'album. Il revêt ainsi une dimension archétypale et symbolise l'éternel casse-pieds, « un importun à l'humour pesant dont on ne sait comment se débarrasser »[86]. De fait, Lampion s'inscrit dans la longue tradition littéraire et cinématographique du gêneur, du personnage ennuyeux et collant[88]. Benoît Peeters relève que si les personnages principaux de la série sont célibataires et sans enfants, Lampion est entouré d'une famille nombreuse, ce qui offre à Hergé l'occasion de « mettre en scène sa hantise des liens biologiques »[89]. Le nom de ce personnage s'avère aussi ironique : si son prénom renvoie à l'univers des anges, le personnage se révèle au contraire grossier et envahissant, « incapable de la même élévation », ce que renforce son nom de famille, Lampion, qui évoque une lumière grossière[90]. C'est en même temps un personnage « banal, inscrit dans son époque (...), [là] où les autres personnages paraissent échapper aux pesanteurs du temps comme de la société »[86] : il représente la classe moyenne consumériste et l'intrusion du capitalisme, lorsqu'il cherche à vendre à tout prix ses assurances, à l'inverse des valeurs de courage et de prise de risques incarnées par Tintin[86]. L'automobiliste italien Cartoffoli di Milano, qui prend en autostop Tintin et Haddock quand ces derniers sont à la poursuite des ravisseurs de Tournesol, est considéré comme l'un des « étrangers de passage » les mieux réussis dans l'œuvre d'Hergé. Bien qu'il ne soit présent que dans quelques planches, et que L'Affaire Tournesol marque sa seule apparition, ce personnage sort de l'ordinaire et offre une vision caricaturale des Italiens, entre raffinement et ostentation. Ses gants de cuir ajourés et son nœud papillon renforcent son élégance vestimentaire, tandis qu'il roule en Lancia Aurelia B20 coupé sport, une voiture de grand tourisme qui dominait le monde du rallye automobile au moment de la parution de l'album[91]. Enfin, le colonel Sponsz perpétue la série des « scélérats avec des faciès exécrables » qui peuplent les Aventures de Tintin, au même titre que Rastapopoulos ou le docteur Müller[92]. Hergé s'est inspiré des traits de l'acteur Erich von Stroheim, notamment pour son rôle dans La Grande Illusion, pour dessiner le personnage de Sponsz[47]. Selon Pierre Ajame, « avec son crane rasé, moins une mèche, son uniforme impeccable et son monocle », ce personnage est l'un des meilleurs méchants de la série. Évoquant à lui seul les membres de la Gestapo et du KGB, Sponsz révèle un caractère ambivalent, celui d'un bourreau sans pitié capable de la plus grande galanterie avec les dames, et grand amateur de musique[93]. Les agents bordures : des « petits Dupondt » ?À mesure que la série des Aventures de Tintin progresse, la vie au château se fige peu à peu autour d'un cercle dont sont exclus les détectives Dupond et Dupont[94]. Pour autant, leur rôle et leur influence grandissent à partir de ce moment, au travers de ce que le philosophe Michel Serres a nommé le « devenir Dupondt » des albums. Celui-ci se traduit par la répétition caractéristique de l'être de ces deux sosies dans les dernières aventures[95]. Jan Baetens constate que c'est dans L'Affaire Tournesol que ce procédé apparaît. Si les similitudes sont nombreuses entre l'Union soviétique de Staline et la Bordurie, de nombreux signes renvoient cette dernière au modèle interne que représente la gémellité des Dupondt dans la série. Le critique souligne par exemple que le costume des agents bordures, qui sont autant de « parfaits robots à l'image de l'État totalitaire qui les emploie », n'est qu'une variante du « déguisement de l'agent secret en civil qui est aussi celui des Dupondt »[94]. Leur présence transparaît également dans le grand nombre de couples d'agents introduits dans la série, mais plus encore dans le choix de la moustache comme symbole par excellence du pouvoir totalitaire du chef Plekszy-Gladz. Hergé truffe ainsi le lexique bordure de nombreux accents circonflexes dont la forme rappelle celle de ses moustaches, comme dans le nom de la capitale « Szohôd »[96]. Enfin, Jan Baetens considère que la reproduction du modèle des Dupondt culmine dans la représentation de Kronick et Himmerszeck, les deux agents chargés de surveiller Tintin et le capitaine Haddock après leur arrivée en Bordurie. Tout d'abord, leur nom évoque l'un des traits les plus significatifs de la personnalité des Dupondt, à savoir la répétition : si Kronick évoque le « malade chronique », Himmerszeck est une transposition phonétique du flamand immer ziek qui signifie « toujours malade ». Ce trait paraît d'autant plus renforcé que ces deux personnages sont d'emblée présentés à Tintin comme des interprètes, comme si leur parole ne devait que redoubler celle de leurs interlocuteurs. Par ailleurs, alors que les deux agents sont enivrés du champagne que leur ont fait boire Tintin et le capitaine en vue de leur soutirer le nom de la prison où est retenu le professeur Tournesol, leur façon de s'exprimer rassemble de nombreux signes du « style Dupondt » : redites, lapsus et aveu involontaire[97]. Autour de l'albumAdaptationsEntre 1959 et 1963, la radiodiffusion-télévision française présente un feuilleton radiophonique des Aventures de Tintin de près de 500 épisodes, produit par Nicole Strauss et Jacques Langeais et proposé à l'écoute sur la station France II-Régional[Note 4]. La diffusion de L'Affaire Tournesol court sur 24 épisodes et débute le . Réalisée par René Wilmet, sur une musique de Vincent Vial, cette adaptation fait intervenir Maurice Sarfati dans le rôle de Tintin, Jacques Hilling dans celui du capitaine Haddock, mais également Jacques Dufilho (le professeur Tournesol), Teddy Bilis (professeur Topolino), Jean Carmet (Dupont), Jean Bellanger (Dupond), ou encore Jacques Muller (Séraphin Lampion). Cette adaptation est ensuite distribuée en 1962 sous la forme d'un disque 33 tours aux éditions Pathé Marconi [98], puis rediffusée en sur France Culture[99]. En 1964 est diffusé le téléfilm L'Affaire Tournesol, septième et dernier volet de la série animée Les Aventures de Tintin, par Hergé produite par la société Belvision. Réalisé par Ray Goossens, il présente de nombreuses différences avec la version en album. Georges Poujouly prête sa voix à Tintin tandis que le rôle du capitaine Haddock est joué par Marcel Painvin, le professeur Tournesol par Fernand Fabre et Bianca Castafiore par Lita Recio[100],[101]. L'album est ensuite repris en 1992 dans la série animée Les Aventures de Tintin, un ensemble de trente-neuf épisodes dont les nos 28 et 29 sont consacrés à L'Affaire Tournesol[102]. Après le succès au cinéma du film Les Aventures de Tintin : Le Secret de La Licorne, sorti en 2011, le tournage d'un deuxième volet est confirmé au début de l'année 2019 : son réalisateur, Peter Jackson, déclare alors vouloir travailler sur un épisode d'espionnage syldave, qui mêlerait Le Sceptre d'Ottokar et L'Affaire Tournesol, ou bien un scénario adapté du diptyque lunaire Objectif Lune et On a marché sur la Lune[103]. Dans l'art contemporainEn 2008, la planche 12 de l'album fait son entrée dans les collections permanentes du centre Georges-Pompidou et devient ainsi la première planche de bande dessinée à rejoindre l'inventaire de ce musée. Deux ans plus tard, elle représente le 9e Art lors de l'exposition Chefs-d'œuvre? au centre Pompidou-Metz qui rassemble les grandes figures de l'histoire de l'art du XXe siècle[15]. La fresque dédiée à Tintin dans le parcours BD de Bruxelles, située dans la rue de l'Étuve, reproduit une case de L'Affaire Tournesol. On y voit le capitaine Haddock et Tintin s'échappant d'un bâtiment, en l'occurrence l'hôtel où ils doivent être surveillés par les agents bordures, par l'escalier de service[H 38],[104]. Par ailleurs, le musicien allemand Klaus Schulze, pionnier de la musique électronique, rend hommage à l'album dans une composition de près de vingt minutes[105]. Intitulée L'Affaire Tournesol, elle se compose de deux pistes distinctes : Ces petites bandes dessinées modernes, d'une durée de 13 min 20 s et Petite Plante dessinée…?, de 6 min 17 s. La pochette représente l'artiste enfant, d'après une photographie de passeport avec des couleurs vives rappelant l'univers de la bande dessinée[106]. Ces deux titres ont été réédités pour la compilation La Vie électronique 8[105]. L’album fait une brève apparition dans le film Le Cerveau (1:07:44), dans lequel il est lu par un membre de la police militaire chargé de garder le transfert de fonds. TraductionsL'Affaire Tournesol a été traduite dans de nombreuses langues, comme l'hébreu (1971)[107], le finnois (1972)[108], le danois (1982)[109], le luxembourgeois (1987)[110], l'arabe égyptien (1996)[111], le vietnamien (1997)[112], le grec (2007)[113], l'afrikaans (2007)[114], le thaï (2007)[115], ou encore le tchèque (2010)[116]. Arpitan / francoprovençalÀ l'occasion du centenaire de la naissance d’Hergé en 2007, les éditions Casterman se sont associées à l'association Aliance culturèla arpitana pour adapter L'Affaire Tournesol dans la langue originelle des régions où une partie de l'action de l'album se déroule, l'arpitan (ou francoprovençal)[117]. L'album ainsi traduit s'intitule L'Afére Pecârd. En effet, le professeur Tournesol se voit transformé en Pecârd, du nom du savant vaudois Auguste Piccard qui sert de modèle à Hergé pour créer son personnage. Dans cette adaptation, Tintin parle en arpitan savoyard alors que les personnages du canton de Vaud communiquent en vaudois. Le capitaine Haddock, quant à lui, jure en patois lyonnais-forézien[117]. Ainsi, le château de Moulinsart se trouve « téléporté » dans les monts du Lyonnais[118]. Le projet de traduction a permis d'utiliser la première orthographe standardisée de l'arpitan, développée par le linguiste Dominique Stich[119]. Autres langues régionalesSigne de la place importante qu'occupe L'Affaire Tournesol au cœur de la série, cet album est traduit dans de nombreux dialectes. L'édition en alsacien paraît dès l'année 1992[120]. Une version en patois gruérien (parlé dans le canton de Fribourg) paraît en 2007, en même temps que la version en arpitan[121]. La traduction, sous le titre L'Afére Tournesol, est réalisée par Joseph Comba, président de la Société des patoisans de la Gruyère[122]. Contrairement à L'Afére Pecârd qui se veut compréhensible par tous les locuteurs de l'arpitan quel que soit leur dialecte, cette traduction adopte la graphie traditionnelle du patois de Gruyère[121]. L'année suivante, c'est une adaptation vosgienne qui paraît, L'Effère Tournesol, grâce au concours de l'association des patoisants du Girmont, et dont 5 000 exemplaires sont vendus[123]. En 2016, l'album est traduit en parler sarthois par Serge Bertin. Vendu à 3 000 exemplaires, L'z'emmanchées au gârs Tournesô est réédité quelques mois après sa parution du fait de son succès[124],[125]. Notes et référencesNotes
Références
AnnexesBibliographie: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article. Album en couleurs
Ouvrages sur l'œuvre d'Hergé
Ouvrages sur Hergé
Liens externes
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