El País ValencianoEl País Valenciano (titre original en castillan ; titre de la traduction en catalan El País Valencià ; littéralement « Le Pays valencien ») est un guide de voyage du Pays valencien écrit par Joan Fuster et publié par Ediciones Destino à Barcelone en 1962. La publication d’El País Valenciano eut des répercussions significatives, à court et à moyen termes sur le panorama idéologique de la région. Si d'une part le livre permit à Fuster d'apparaître comme « un écrivain brillant, incisif et provocateur », il fut d'autre part reçu comme un coup de pied dans la fourmillière par les milieux conservateurs et collaborateurs valenciens du franquisme, en particulier ceux de la ville de Valence, qui les irrita et provoqua de vives réactions[1]. Le livre suscita une campagne de presse hostile dirigée par ces derniers, qui finit par déboucher sur une rupture au sein du mouvement valencianiste, annonciatrice du conflit identitaire qui éclata durant la transition démocratique. PrésentationGénéralitésEl País Valenciano fait partie de la prestigieuse collection Guías de España (« Guides d'Espagne ») de Destino, rassemblant des guides de voyage de chacune des grandes régions d'Espagne, comportant de nombreuses illustrations, cartes et photos, et confiés à des écrivains locaux prestigieux[2],[3]. Au départ, sa rédaction devait être confiée au rédacteur en chef du journal Levante — alors organe officiel du Movimiento dans la région —, José Ombuena, mais finalement Destino opta pour Fuster[4]. Publié en 1962, la même année que deux des ouvrages les plus politiques de Fuster, Qüestió de noms et Nostaltres, els valencians, cet ouvrage diffère de ceux-ci du fait qu'il était écrit en espagnol, ce qui lui permit d'avoir une répercussion que la littérature en valencien n'avait pas à cette époque, et par sa très faible teneur politique[2]. Dans El País Valenciano, livre « informatif, effusif, mais en rien aseptique[5] », Fuster dresse un portrait de l'identité valencienne dans lequel la psychologie collective est la base permettant d'expliquer l'identité valencienne contemporaine, rejoignant en cela Nosaltres, els valencians[6]. Structure et contenuLe lecteur suit le regard de l'auteur à travers la région. Le livre en donne une vision sérieuse, réaliste et élogieuse, bien que non exempte de critiques et loin de l'idéalisme folklorique promu par le régime, en n'hésitant pas à pointer les forces comme les faiblesses du peuple valencien[5]. L'ouvrage se compose de deux parties, une « introduction générale », présentant la région dans sa globalité et ses contrastes (zones côtières fertiles et zones intérieures plus arides), et lui donnant un fort caractère, suivie d'une synthèse de l'histoire de la région, dans laquelle il insiste notamment sur l'héritage de l'époque musulmane et la conquête chrétienne du territoire au XIIIe siècle, qui confèrent au territoire une personnalité singulière[7]. Il caractérise ensuite les habitants du pays, qu'il décrit comme méditerranéens, méridionaux, hâbleurs, travailleurs mais hédonistes et inconstants[7]. Il développe notamment l'idée que la terre était à la base hostile, et que c'est par un dur labeur que ses habitants sont parvenus à rendre d'importantes parcelles fertiles[8]. Il évoque également le folklore régional, la cuisine traditionnelle, les fêtes « pyrotechniques » — les typiques fallas de Valence mais aussi les Fogueres de Sant Joan (en) d'Alicante —, les groupes de musique et les fêtes taurines[7]. La deuxième partie se compose de huit itinéraires qui parcourent toute la région : « Valence et son Horta », « De Sagonte à Castelló », « Le Maestrat et Morella », « Llíria, Los Serranos et une excursion en Castille, « Xàtiva, Gandia, l'Albufera », « De La Ribera à La Marina » et « Villena, Elche et Orihuela[9] ». Une démystification du régionalisme franquisteAvec le style sarcastique qui le caractérise et un certain élitisme, dans El País Valenciano Fuster s'en prend aux stéréotypes du régionalisme valencien promus par le franquisme — Le «regionalismo bien entendido» — et attaque sévèrement la société valencienne de son temps, qu'il juge autocomplaisante et médiocre[1]. C'est sur ces points que se focaliseront les critiques et les passages extraits diffusés dans la presse par la suite, afin d'exalter les réactions et donner une image très négative de l'auteur et de la vision qu'il véhicule[10]. Par exemple, Fuster ironise sur les qualités attribuées aux Valenciens et l'image d'eux-mêmes qu'ils véhiculent volontiers à l'extérieur — celles du Levante feliz —, les dépeint comme rustres, se moque de leur « ruralisme », de leur mesquinerie, leur pusillanimité, leur « résignation », leur « ressentiment » et leur soumission, et leur propension à se laisser embobiner par « le premier charlatan ou marionnettiste venu d'ailleurs »[10]. Il critique le provincialisme de la région, décrit Alicante comme une « parfaite capitale de province espagnole [...] peut-être celle qui entre toutes en tire parti avec le plus de vocation. Car il ne s'agit pas seulement de bien porter son rang bureaucratique et d'accepter ses contreparties de laquais : c'est que de plus elle y adhère de toute son âme »[11]. Sur un ton burlesque, il démystifie également la grandeur médiévale de Valence revendiquée avec suffisance et grandiloquence par le régionalisme valencien : « même le lupanar de Valence était le plus accrédité d'Europe »[12]. Campagne de presse hostileLe livre suscita une importante controverse. La presse, largement contrôlée par le régime franquiste, se livra à une campagne hostile envers Fuster et le livre, relayée dans les milieux conservateurs valenciens collaborateurs du régime[4],[1],[13]. Différents auteurs considèrent que l'origine de la polémique résidait dans la contrariété suscitée par le choix de Fuster comme auteur pour réaliser le guide auprès de José Ombuena, directeur de Las Provincias qui avait ambitionné d’être sélectionné à sa place par la maison d’édition Destino[4],[14]. Francesc Pérez Moragón se montre néanmoins moins catégorique : selon lui, « Bien il y eût qu’indubitablement dans l'affrontement et la persécution [contre El País Valenciano] des facteurs personnels, l’importance du facteur politique comme déclencheur de l'attaque était décisive »[15]. D'après l'écrivain valencianiste Francesc de Paula Burguera, ami personnel de Fuster, la polémique avait déjà été discrètement amorcée dans Las Provincias après la publication d'une interview par Ombuena du philologue baléare Francesc de Borja Moll le , dans laquelle ce dernier défendait l'unité de la langue catalane[16]. Début dans la presse du MovimientoLa campagne de presse contre Fuster commença dans Levante, organe de presse du Movimiento, à l'instigation du juriste phalangiste Diego Sevilla Andrés, dans un contexte politique difficile pour le régime, qui voyait le syndicat étudiant unique SEU massivement infiltré par des militants antifranquistes[17]. Sevilla Andrés était bien informé de cette situation et percevait le danger que représentaient les idées de Fuster pour l'hégémonie du régionalisme franquiste à Valence[18]. Le , il publia un article intitulé «Burguesía y separatismo» (« Bourgeoisie et séparatisme »), dénonçant le danger que courait la région valencienne face à un prétendu impérialisme catalan[17]. Comme il l'affirmait, l'article était une réaction aux écrits d'une revue clandestine protestataire — il s'agit de Lluita (« Lutte » en catalan), diffusée par des étudiants du Partit Socialista Valencià de l'université de Valence —[17] :
Le même mois, il publia un article intitulé «Alerta a los valencianos» (« Alerte aux Valenciens »), d'une teneur similaire[19]. La publication d’El País Valenciano lui fournit un prétexte pour prévenir le public du danger que représentait ces idées, « qui ont un écho dans des livres [...] qui peuvent être achetés dans n'importe quelle librairie » et ainsi se faire valoir comme un loyal défenseur du franquisme[20]. En récompense des services rendus au régime, il fut désigné membre du Conseil national du Movimiento Nacional, procurateur (es) aux Cortes en 1964 et titulaire de la chaire de droit politique à l'université de Valence en 1967[21]. Reprise dans les autres journaux régionauxLes premières réactions à la publication du livre dans le reste de la presse régionale, en janvier 1963, sont mitigées. Le journal local Jornada publie le [22] :
Toutefois, le mécontentement d'Ombuena de ne pas avoir été choisi pour réaliser l'œuvre l'amena à alimenter la campagne de presse hostile envers Fuster et le livre. Des articles très critiques et négatifs parurent d'abord dans Levante, bientôt rejoint par Jornada et Las Provincias[4],[1],[13]. Le , un article « expiatoire » intitulé «Un libro sobre el País Valenciano» (« Un livre sur le Pays valencien ») est publié dans Levante et reproduit le lendemain dans Las Provincias, suivi dès le lendemain d'une nouvelle série d'articles dans ce dernier journal, intitulée «Los valencianos y Valencia, en las páginas de "El País Valenciano"» (« Les Valenciens et Valence, dans les pages de "El País Valenciano" »), citant cette fois des extraits du livre jugés offensants[1]. Ces articles incluaient une compilation de phrases sorties de leur contexte, avec pour objectif d'exacerber les états d'âme du lecteur, l'indigner et blesser son sentiment identitaire profond, basé sur le sentimentalisme irrationnel avec lequel étaient appréhendées les traditions et coutumes valenciennes[10]. À travers cette polémique, Las Provincias chercha à augmenter ses ventes en se posant comme défenseur de l'identité valencienne tout en attaquant la figure de Fuster qui apparaissait comme gênante dans le contexte politique et culturel de l'époque[11]. Francesc Almela i Vives, figure du valencianisme d'avant-guerre civile, participa également à la campagne et, en 1965, publia son propre guide Valencia y su reino[4],[23] (« Valence et son royaume »), dans lequel il traitait surtout d'épisodes et de figures historiques liés à la capitale, consacrant un chapitre aux prétendues volontés annexionistes de la Catalogne sur la région valencienne pour former une « Grande Catalogne », dont « les Valenciens ne veulent pas entendre parler »[24]. Paradoxalement, la campagne, délibérée, fit une grande publicité au livre de Fuster[4] car sans cela, l'ouvrage aurait pu demeurer inconnu du grand public[25]. Les fallas de 1963 : « autodafé inquisitorial » et « cérémonie de la confusion »Les préparatifs de la fêtes des fallas de 1963 débouchèrent sur la mise en scène d'une véritable « cérémonie de la confusion », comme le dit Fuster lui-même[26], au cours de laquelle il s'agit de transmettre la polémique depuis la presse, où elle s'était alors cantonnée, jusque dans la rue et auprès des secteurs populaires, donnant lieu à une sorte d'« autodafé inquisitorial »[21]. Une commission de falla défila sous le slogan el mundo de los infiernos (« Le monde des enfers »), portant des images de Fuster, des phrases extraites de son livre, ainsi qu'un ninot à son effigie, qui furent brûlés avec des exemplaires du livre lors de la traditionnelle cavalcada[27],[28],[4], devant le balcon la mairie et en présence des autorités locales (le maire phalangiste Adolfo Rincón de Arellano García, le gouverneur civil, le gouverneur militaire, l'archevêque Marcelino Olaechea)[29]. L'intellectuel valencien Manuel Sanchis Guarner commenta l'évènement en ces termes[30] :
Après ces incidents, Fuster ne publia plus dans la presse valencienne du Movimiento[31]. Effets de la controverseAvec son ironie caractéristique, Fuster déclara : « En une semaine je suis devenu plus célèbre qu'un torero »[25],[32]. Il sembla néanmoins s'étonner de la polémique suscitée par El País Valenciano, livre qu'il jugeait « prudent », « inoffensif » et « innocent »[11], et affirma : « on voit que les messieurs qui maintenant protestent contre moi n'ont pas lu Nosaltres els valencians »[33]. En allusion à cet épisode, il intitulera plus tard un recueil d'articles Combustible per a falles (« Combustible pour des fallas »). Malgré tout, Fuster jugea les effets de la controverse positifs, car ils permirent de donner une grande visibilité à ses propositions politiques et culturelles[32]. Il affirma également que El País Valenciano constituait une cible plus facile pour toucher le peuple que ses autres écrits plus politiques[34]. « Être poursuivi est déjà une victoire »[35], déclara-t-il plus tard. Par contraposition, la belligérance des secteurs conservateurs pro-franquistes lui valut la sympathie des secteurs libéraux[32] et le soutien de différents secteurs intellectuels et parmi les jeunes étudiants universitaires, qui était justement le public que Fuster recherchait pour ses travaux politiques[36]. Rupture au sein du valencianismeLa controverse autour d’El País Valenciano marque un point d'inflexion et une rupture au sein du valencianisme[25]. Le phénomène fut particulièrement sensible dans Lo Rat Penat, organisation historique du valencianisme culturel, tolérée et protégée par le régime car jugée inoffensive, au sein duquel les écrivains commencèrent à prendre position autour de deux pôles, l'un complaisant avec le franquisme et un autre, proche de Fuster, plus progressiste et résistant[25]. L'opposition se fit également visible dans le groupe Torre, petite maison d'édition qui joua un rôle fondamental dans le valencianisme d'après-guerre civile, en accueillant de jeunes figures comme Fuster lui-même, Eliseu Climent et Francesc de Paula Burguera. Les leaders de Torre, Xavier Casp et Miquel Adlert, avec lesquels Fuster avait déjà eu des affrontements dialectiques depuis le début des années 1960, professant un valencianisme surtout culturel, littéraire et idéologiquement plus conservateur, marquèrent publiquement leur distance avec lui[37],[25]. Ils écrivirent une lettre au directeur de Las Provincias, publiée le 6 février et intitulée «Para evitar confusiones» (« Pour éviter des confusions »), dans laquelle ils se déclaraient « catholiques et valenciens » et affirmaient n'avoir aucun lien « avec l'idéologie que Joan Fuster représente et défend à Valence »[25]. Lors de la transition démocratique, cette rupture devint totale, Casp et Adlert devenant des partisans ouverts du sécessionnisme linguistique[38],[39]. Manuel Sanchis Guarner, malgré des divergences avec Fuster, se tint à l'écart des polémiques du début de la décennie et rompit les relations avec le groupe Torre après que ses membres manifestèrent leur hostilité lors de la campagne de presse[37]. Une controverse annonciatrice du blavérismeÀ propos de l'incident survenu pendant les fallas, Juan Luis Sancho Lluna, auteur d'une thèse sur l'anticatalanisme valencien pendant la transition démocratique — le blavérisme —, écrit : « la « spontanéité populaire » allait dériver en un mouvement social réactionnaire contrôlé par le pouvoir municipal »[34]. Il ajoute[34] :
Traduction en catalanLorsque Joan Fuster décida d'incorporer à ses œuvres complètes une version traduite en catalan d’El País Valenciano (El País Valencià), il l'accompagna d'une introduction dans laquelle il faisait allusion à la réception peu amène que l'ouvrage avait reçue[40] :
Le texte est paru dans le volume Obres completes III. Viatge pel País Valencià édité par Edicions 62 en 1971[41]. Notes et références
AnnexesBibliographie
Liens externes
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