Première Bucolique
La Première Bucolique est fameuse parce qu'elle ouvre le recueil des Bucoliques du poète latin Virgile et, que, par ses connotations biographiques, elle a alimenté les biographies de son auteur. Elle s'inscrit dans un genre, nouveau en littérature latine, mais bien représenté dans la poésie grecque, celui de l'églogue. Le nom des personnages et la situation mise en scène rappellent explicitement la poésie bucolique de Théocrite. Mais, par son sujet, elle se réfère à l'histoire contemporaine — la confiscation de terres en Gaule cisalpine au profit des vétérans de la bataille de Philippes — et donne le ton à tout le recueil, proposant une méditation sur la place de l'homme dans l'histoire et dans l'univers. Elle présente l'ultime dialogue entre deux voisins mantouans aux destins diamétralement opposés : le chevrier Mélibée, exproprié et condamné à l'exil et le vieux bouvier Tityre, autorisé, grâce à un passe-droit, à rester sur le domaine. Trois thèmes s'entrecroisent : le drame de l'expropriation, l'histoire personnelle de Tityre et l'amour du pays natal. Devenue emblématique, elle est considérée comme la quintessence de la poésie bucolique virgilienne. PrésentationLa Première Bucolique fait partie, avec les Bucoliques IV, V et IX, des églogues politiques, celles qui sont inscrites dans l'actualité contemporaine[1]. Composée probablement en 40 av. J.-C. comme les Bucoliques VI et IX [2], ce n'est pas la première Bucolique écrite[2] ; les Bucoliques II, III et V, exclusivement pastorales, sont vraisemblablement antérieures[N 1]. Mais, par son ton et son sujet, qui se réfère à l'histoire contemporaine — la confiscation de terres en Gaule cisalpine au profit des vétérans de la bataille de Philippes —, elle donne le ton à tout le recueil, proposant une méditation sur la place de l'homme dans l'histoire et dans l'univers et une réflexion sur le langage poétique chargé de l'exprimer[3]. Le poème consiste en une conversation entre deux bergers que tout oppose, l'âge, le caractère, la situation. La dualité liée aux destins antithétiques des deux personnages — vie paisible maintenue pour l'un et exil douloureux de l'autre — s'exprime en particulier dans la distinction de leur langage et le traitement de l'espace et du temps, avec les oppositions ici/là-bas ; autrefois/maintenant/plus tard[3]. Paul Maury[4], qui voit dans les Bucoliques une architecture secrète d’origine pythagoricienne[5], a souligné le lien manifeste qui l'unit à la Neuvième Bucolique, son pendant dans la construction générale du recueil, elle aussi un chant d'exil, mais au ton plus sombre et pessimiste[1] : elles forment un couple indissociable autour de l’épisode de la spoliation dont Virgile aurait été ou failli être la victime[N 2], thème commun qui incite à une lecture en regard des deux poèmes. Leur datation relative divise les commentateurs[7]. PersonnagesTityre« Tityre » est un sobriquet grec qui s'applique en général à un ancien esclave[N 3]. Théocrite l'utilise dans l'Idylle III. Virgile le reprend dans les Bucoliques III, V et IX. Il est cité dans les Bucoliques IV (v. 4) et VIII (v. 55). Il concerne toujours un personnage subalterne ou un berger, comme ici, et deviendra, à la suite du succès des Bucoliques, le symbole de la poésie pastorale latine[8]. Sa persona est définie dès le début par trois caractéristiques : le paysage « arcadien » qui l'entoure, sa posture, son activité[9], sous le double patronage littéraire de Théocrite (paysage pastoral, profession de berger-poète) et de Lucrèce (vision épicurienne de l'individu qui se tient volontairement à l'écart des conflits politiques)[N 4] : il est allongé (recubans, v. 2) à l'ombre d'un arbre, dans un lieu protégé[10]. Cet arbre, un pin chez Théocrite[11], devient, chez Virgile, un hêtre (fagus), une essence caractéristique des forêts de l'Italie du nord. Il apparaît régulièrement dans les Bucoliques et est toujours associé à l'ombre et à une agréable fraicheur[12]. Esclave affranchi tardivement, « quand [sa] barbe tombait déjà blanche sous le rasoir » (v. 27-28), Tityre est un vieil homme[13] — Mélibée l'appelle felix senex (heureux vieillard) aux vers 46 et 51[N 5] —. Oisif, il joue de la musique sur son pipeau et rêve d'amour : « c'est un Orphée au petit pied[N 6], qui s'enchante des branches qui bercent ses refrains amoureux »[15]. Il a fasciné tous les traducteurs, de Clément Marot (1512) à Paul Valéry (1956) en passant par Jacques Delille (1806). Au Ve siècle Tityre est même christianisé… puisqu'il a été sauvé par quelqu'un qu'il nomme « dieu »[16]. Ainsi, De mortibus boum, poème d'un certain Severus Sanctus Endelechius, parent d'Ausone et ami de Paulin de Nole, composé vers 394-395 à l'occasion d'une épizootie bovine, fait dialoguer Aegon, Buculus et Tityre : les bêtes de ce dernier ont été épargnées parce qu'il les a marquées du « signe qu'on dit être de la croix de Dieu »[17]. Son nom n'est pas emprunté à Théocrite[18]. En grec, il signifie le « doux »[19]. Bien qu'il parle en son nom propre, il dit « nous » (v. 3 et 4, puis v. 64) : il représente une large communauté expulsée par des soldats « barbares » et « impies » (v. 70-71), et contrainte à un douloureux exode, très loin de la mère patrie (v. 64-67), avec un bien mince espoir de revoir un jour son lopin de terre (v. 67-69)[20]. Ce chevrier spolié est un voisin jeune mais malade, qui mène son troupeau de chèvres sur le chemin de l'exil (v. 12-13). Malgré l'amertume et l'injustice de sa situation, il n'est pas jaloux de la chance de Tityre, seulement étonné de sa sérénité (v. 11) et curieux d'en connaître la raison[21]. S'il interrompt un moment sa marche pour déplorer le contraste de leurs destins[22], il lui serait trop douloureux de s'arrêter plus longtemps, et il poursuit son chemin. PlanEntre le prélude de Mélibée et l'épilogue de Tityre (5 vers chacun), le temps de la rencontre entre les deux bergers sert de cadre à un échange, car on ne peut pas le considérer comme un véritable dialogue, qui progresse selon deux mouvements de longueur presque équivalente, le premier (39 vers) consacré à l'histoire de Tityre et le second (32 vers) où Mélibée, en évoquant avec des accents lyriques le paysage familier qu'il est obligé de quitter, laisse libre cours au rêve et à la mélancolie[19]. Prélude (v. 1-5) Histoire de Tityre, huit strophes (v. 6-45) Sort de Mélibée, trois strophes (v. 46-78) Épilogue (l'adieu) (v. 79-83) Étude littéraireStrophe I, préludeLancée in medias res, par la voix de Mélibée, cette strophe de cinq vers dessine un petit tableau, fruit du regard personnel de Mélibée[23].
Dans les deux — célèbres — premiers vers est tracé le portrait traditionnel du pâtre poète et musicien, bénéficiaire d'une position idéale et pratiquant justement la poésie bucolique, désignée ici par une métonymie : sylvestrem Musam meditaris (tu travailles/médites la Muse des bois)[13]. La strophe a une structure circulaire (Tityre, tu… Tu, Tityre) qui suggère l'isolement productif de Tityre, dans un univers à l'abri des vicissitudes de l'histoire[23], uniquement occupé à travailler son inspiration musicale et poétique jusqu'à l'arrivée du second protagoniste. L'allitération entre son nom et le pronom « tu » le détache et l'individualise face au « nous » de Mélibée, ce qu'accentue le chiasme tu… nos… nos… tu[9]. Mélibée, en revanche, est emporté par les évènements et bousculé dans ses convictions profondes : sa double référence à la patria dont il est désormais exclu — à la fois terre des ancêtres et demeure des pères — fondement de l'identité nationale dans l'imaginaire romain, a une connotation douloureuse, qui, dès le début, démarque ce premier poème du recueil de l'atmosphère traditionnelle de l'idylle[9]. En un vers et demi, sont discrètement suggérées la souffrance de toute une communauté et la douleur de l'exil, soulignées par les allitérations en « i », l'anaphore du « nous » et la sonorité finale des deux verbes : linquimus / fugimus (nous quittons, nous fuyons)[25]. Est posée ici la question qui apparaît en filigrane dans toute l'œuvre de Virgile et trouvera une réponse théologique dans le livre IV des Géorgiques : pourquoi le juste est-il malheureux[26] ? Strophes II à VIII, l'histoire de TityreTityre ne répond pas directement à Mélibée, mais lui révèle, avec une certaine solennité, qu’il doit à une intervention « divine » la grâce de conserver, en prime de la liberté octroyée, son petit terrain et ses bêtes, et de pouvoir, à loisir, se livrer à la création (v. 6-10)[27]. En fait, esclave, Tityre ne devait rien posséder en propre. Si son maître a été exproprié, il est devenu en quelque sorte propriété de l'État, ce qui peut expliquer sa démarche pour se faire affranchir. Il a obtenu en outre l'assurance de bénéficier, sous le nouveau régime, des commodités dont il jouissait, par tolérance, sous son ancien maître[28]. La réponse de Mélibée n'est pas symétrique, car les deux personnages ne sont pas dans une position de joute, comme dans le chant amébée traditionnel. Dans un langage plus rustique, il lui oppose, en 8 vers, une vision pathétique, celle du monde plein de troubles et de malheurs qu'il traverse et expose son drame personnel : il est malade et il a dû « abandonner, dans l'épaisseur des coudriers, deux chevreaux, espoir du troupeau, mis bas sur la pierre nue » (v. 14-15)[27], mais relance le dialogue : « deus qui sit da, Tityre, nobis » (« Ton dieu, dis-moi, Tityre, qui il est ? »)[29]. La réponse de Tityre est progressive et s'étale sur trois strophes de sept, neuf et six vers, à peine interrompues par les deux relances de Mélibée (v. 26 et v. 36-39). Il commence par mentionner sous ses deux noms (Urbs et Roma[N 7]) Rome dont il fait, avec une naïveté affichée, un éloge appuyé[30]. La relance de Mélibée du vers 26 (« Quel si important motif avais-tu de voir Rome ? ») entraine une réponse plus personnelle de Tityre : il est allé à Rome chercher la liberté. Mais Virgile retarde encore la révélation du nom du dieu[31]. L'éloge de la liberté se présente comme une prosopopée ; le mot est à prendre dans toutes ses acceptions : au sens social, l'affranchissement de l'esclave ; au sens politique, un mot-clé des slogans du parti d'Octave ; au sens philosophique, la libération des passions[32]. L'évocation du voyage à Rome suscite chez Mélibée un lamento sur le thème de l'absence, évoquant la sympathie profonde entre la nature, les dieux et les êtres vivants[33]. Tityre dévoile enfin qui est le dieu qui, à Rome, lui a donné ce loisir (otia) évoqué au vers 6. Il n'y a aucune allusion à une spoliation par un vétéran, seules sont exprimés, avec une certaine solennité, le désir de liberté et la réponse du dieu. Octave est dépeint sous les traits d'un jeune homme (il a 23 ans). Comme une divinité tutélaire, il rend à celui qui l'a sollicité un oracle dont le ton paternel évoque le titre de Pater patriae qui sera ultérieurement attribué à Auguste[34] :
Strophes IX à XI, le sort de MélibéeMélibée félicite Tityre de son heureux destin en 13 vers, mais déplore sa propre destinée en un nombre presque égal (15 vers)[26]. L'apostrophe Fortunate senex ! (Heureux vieillard !) jaillit comme une action de grâce[36] : Mélibée imagine avec lyrisme et émotion l'avenir de Tityre dans la campagne mantouane, certes marécageuse et peu amène (v. 46-50) mais où il savourera la paix « parmi les ruisseaux familiers et les sources sacrées »[N 8], bercé par le bourdonnement des abeilles du voisin et le doux roucoulement des ramiers et des tourterelles (v. 51-58)[22]. Tityre prolonge (v. 59-63) le discours épidictique de Mélibée en exprimant sa gratitude éternelle envers son bienfaiteur[38],[N 9]. En réponse à cette profession de foi Mélibée décrit son propre sort, totalement opposé, en un crescendo de plus en plus chargé d'émotion[40]. Il évoque les lieux improbables de l'exil (v. 64-66), puis, avec amertume, la demeure perdue (v. 67-69), s'indignant de l'injustice de sa situation[41], de la perte des valeurs traditionnelles : le soldat est qualifié d'impius[42],[N 10]. Son couplet s'achève par cinq vers pleins d'émotion sur ce qu'il a perdu : « je ne verrai plus… je ne chanterai plus… » ; le qualificatif « amers » est « rejeté en fin de vers comme une ultime transposition de sa mélancolie »[42].
Strophe XII, l'adieuLe poème, commencé par Mélibée, s'achève par une strophe du même nombre de vers, dernière réponse de Tityre qui montre qu'il a été sensible aux visions douces-amères de Mélibée[45].
Ces cinq derniers vers sont aussi célèbres que les deux premiers[47]. Leur perfection stylistique crée un tableau d'une grande poésie et d'une grande douceur : Xavier Darcos note que dans ce nocturne « Virgile magnifie l'hospitalité et la frugalité, la symbiose avec la nature, avant de suggérer la beauté du soir qui s'étend sur la terre »[48]. L'invitation au repos dénoue la tension sensible dans tout le dialogue entre les deux bergers. Les produits offerts, fruits, châtaignes, fromage frais — bien mince compensation pour la perte subie par Mélibée — ont l'aspect pictural d'une nature morte rustique[45]. L'élargissement final présente un paysage d'un genre nouveau en poésie[47]. Tableau éminemment visuel, il est riche d'harmonies phoniques, les allitérations en [u] et les consonnes liquides (procul, villarum, culmina) créant une grande douceur[49]. Ces deux vers ont un aspect exceptionnel : le schéma métrique des deux hexamètres est parfaitement symétrique[45] : – – | – u u | – //– | – – | – u u | – – | Le rythme métrique et la syntaxe sont en complète adéquation[49]. La césure est au même endroit dans les deux vers[N 11]. Dans le vers 82 elle met en relief en les isolant les deux termes qui donnent les coordonnées spatiales du paysage, verticale (summa, haut) et horizontale (procul, au loin). Dans le dernier vers l'avancée du crépuscule est soulignée par l'extrême éloignement (hyperbate) de majores et umbrae[49]. Postérité de l'œuvreEn imagesLa Première Bucolique, et le personnage de Tityre en particulier, ont inspiré les enlumineurs, pour la plupart anonymes, des manuscrits du recueil, et ce dès l'antiquité. Elle est parfois, même dans les manuscrits abondamment décorés, la seule bucolique illustrée — sa première page, richement ornée, tenant alors lieu de frontispice — alors que les Géorgiques et l'Énéide bénéficient d'illustrations en tête des divers chants[N 12]. Malgré le soin qu'a pris Virgile d'en faire un homme âgé, la tradition s'est très tôt établie que Tityre représente le poète lui-même, qui avait à l'époque une trentaine d'années[51], aussi est-il souvent représenté, comme dans l'édition anglaise de 1709, sous les traits d'un homme jeune, bien plus jeune que Ménalque. D'ailleurs, dans le manuscrit de Pétrarque conservé à la Bibliothèque Ambrosienne (ms. A 49 inf, 1340), le frontispice allégorique, œuvre de Simone Martini, présente Virgile lui-même, sous un arbre, dans la position de Tityre. Le tableau de Paul Sérusier Adieu à Gauguin ou Tityre et Mélibée, peint en 1906, fait référence aux deux bergers de la première églogue de Virgile. Sérusier peut avoir vu les deux artistes comme des vagabonds errant dans la campagne.
En musiqueLes musiciens se sont aussi intéressés à Tityre, notamment à partir de la fin du XIXe siècle :
TraductionsLes traductions en français sont innombrables, depuis Clément Marot (en 1512)[60] et R. et. A. d'Agneaux (en 1583)[48], jusqu'au XXIe siècle. Et les plus illustres auteurs, entre autres Victor Hugo et Paul Valéry s’y sont essayés. Mais Hugo, qui avait traduit la Première Bucolique dès 1815, lorsqu'il était élève à la pension Cordier[61], avoue finalement y renoncer, car, pour lui, c’est le principe même de la traduction qui est impossible :
En revanche, Valéry, sollicité par le Dr Roudinesco pour écrire une traduction en vers des Bucoliques, accepte, après avoir longtemps hésité[63],[N 14]. Dans Variations sur les Bucoliques « il analyse avec profondeur les problèmes d’un créateur confronté à la difficulté de transcrire le discours d’un autre créateur dans sa langue à lui [et] analyse avec beaucoup de lucidité à la fois ce qui fait la genèse d’une écriture, et ce qui scelle en même temps l’impossibilité d’une traduction non mutilante ou réductrice pour l’original »[65]. Mais ces auteurs qui lisent Virgile dans le texte, ont envie de diffuser son œuvre, qui par définition s'adresse à toute l'humanité, pour qu’elle ne reste pas, de plus en plus, limitée à quelques happy few latinistes[66]. Valéry fait une traduction en alexandrins non rimés, traduction que certains, comme Jacques Perret, considèrent particulièrement réussie, mais dont lui-même n’était pas très satisfait. En 1958 Marcel Pagnol propose une traduction rimée[67],[N 15]. Les traductions les plus « savantes », cependant, comme celle d'Eugène de Saint-Denis, en 1942, ou celle d'Anne Videau, en 2019, aux Belles Lettres sont en prose. Notes et référencesNotes
Références
BibliographieBibliographie primaire
Bibliographie secondaire
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