Le Cœur supplicié est un poème d'Arthur Rimbaud composé en . Il existe sous trois versions au titre différent — Le Cœur supplicié, Le Cœur du pitre et Le Cœur volé — et aux variantes mineures. Avec le sonnetVoyelles, ce poème particulièrement âpre a suscité de nombreux commentaires et des interprétations diverses.
Historique des versions
Il existe de ce poème trois textes autographes successifs.
Intitulée Le Cœur supplicié, la première version est adressée par Rimbaud à Georges Izambard le , dans la première des célèbres Lettres du voyant. Le poème s'y trouve présenté en ces termes : « Vous n'êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C'est de la fantaisie, toujours. − Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée : […] ». Une remarque suit le poème : « Ça ne veut pas rien dire. » Cette phrase sibylline vise-t-elle l'ensemble de la lettre ou le seul poème ? Cette ambiguïté a ouvert la porte à diverses interprétations, dont certaines recherchent une signification cachée.
Le , Rimbaud envoie à Paul Demeny une deuxième copie de son poème, sous le titre Le Cœur du pitre. Il commente l'œuvre ainsi : « Voici, — ne vous fâchez pas, — un motif à dessins drôles : c'est une antithèse aux douces vignettes pérennelles où batifolent les cupidons ». Dans la première strophe, au vers 6, le verbe « lance » (un rire général) est remplacé par « pousse ». Avec le titre, c'est la seule modification notable.
Sous le titre Le Cœur volé, une troisième version[1] est connue par une copie de Paul Verlaine[2]. Les changements y sont plus nombreux et significatifs.
La revue littéraire La Vogue publie le poème pour la première fois dans son no 7 du . C'est cette version que retiennent généralement les publications.
Variantes du manuscrit de Paul Verlaine
Les variantes du manuscrit de Paul Verlaine figurent en gras, suivies entre parenthèses du texte initial en italiques :
vers 2 et 8 : Mon cœur couvert(est plein) de caporal !
vers 10 et 16 : Leurs quolibets (insultes) l'ont dépravé ;
vers 11 : Au gouvernail on voit(À la vesprée, ils font) des fresques
vers 14 : Prenez, mon cœur, qu'il soit lavé(sauvé) !
vers 19 : Ce seront des hoquets(refrains) bachiques
vers 22 : Moi, si mon cœur est ravalé(Si mon cœur triste est ravalé) !
Texte
1 Mon triste cœur bave à la poupe...
Mon cœur est plein de caporal !
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe... 5 Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe,
Mon cœur est plein de caporal !
9Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé ;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques ; 13 Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé !
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l’ont dépravé.
17 Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé ?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques ! 21 J’aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé !
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé ?[3]
La teneur sexuelle du poème est souvent mise en avant. Chez Rimbaud, le « cœur » désigne parfois le sexe[4]. En argot, la « poupe » signifie le fondement[4]. Les deux termes évoquant le tabac (le « caporal » et la « chique ») peuvent renvoyer à la « tabatière », qui désigne l’anus en « langue verte ». Il en va de même pour le verbe « bave »[5], dont le champ lexical du liquide évoquerait le sperme[4] (le « bouillon » en argot de l’époque, Rimbaud parlant de « soupe »[5]). Traumatique, empreinte de saleté et d’humiliation, la description est fréquemment considérée comme le souvenir d'un abus sexuel commis par des militaires[4],[5] : en vertu d'un grinçant jeu de mots, c'est non pas le « cœur » du poète qui aurait été « volé » mais son corps le plus intime qu'on aurait « violé »[6]. Le poème aurait ainsi valeur de catharsis.
L’interprétation de ce récit ne suscite pas l'unanimité. Une première thèse avance le souvenir de sévices infligés à Rimbaud par des Communards. On connaît en effet l'amère désillusion du poète à l'égard de l'insurrection après sa venue à Paris au [7]. Plusieurs commentateurs contestent cette idée, que ne confirme aucun élément biographique[7] et qui comporte des contradictions[8]. Pour Steve Murphy, elle relève d’une invention anti-communarde[9]. Une autre hypothèse situe le viol quelques trimestres plus tôt, lors d’une incarcération à la prison Mazas en [10],[8]. Jugée davantage plausible par Murphy, cette supposition reste contestée car insuffisamment étayée[8],[11]. De plus, la thématique de la sodomie se trouve dans des écrits antérieurs à l'emprisonnement parisien[12]. Il se pourrait donc que la scène ne s'inspire d'aucun épisode biographique et qu'elle relève tout bonnement de l’invention, voire du fantasme[5]. Quoi qu'il en soit, la crudité de la description plaide pour sa vraisemblance[5].
Yasuaki Kawanabe, « Le Cœur supplicié − Le Cœur du pitre », dans André Guyaux (dir.), Rimbaud : – (actes du colloque d'Aix-en-Provence et de Marseille, – ), Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature moderne » (no 24), , 264 p. (ISBN2-85203-337-2), p. 27–37.
Michel Masson, « “Le Cœur supplicié” : “Ça ne veut pas rien dire” », Parade sauvage, Paris, Classiques Garnier, no 26, , p. 37–64 (JSTOR26468413, lire en ligne, consulté le ).
Houari Maïdi, « Traumatisme et séduction chez Rimbaud », L'Information psychiatrique, JLE, vol. 82, no 8, , p. 689–693 (DOI10.1684/ipe.2006.0047, lire en ligne, consulté le ).