En géométrie, la notion de jauge généralise celle de semi-norme. À toute partieC d'un ℝ-espace vectorielE on associe sa jauge, ou fonctionnelle de MinkowskipC, qui est une application de E dans [0, +∞] mesurant, pour chaque vecteur, par quel rapport il faut dilater C pour englober ce vecteur. Dès que C contient l'origine, pC est positivement homogène ; si C est étoilée par rapport à 0,pC possède d'autres propriétés élémentaires. Si C est convexe — cas le plus souvent étudié — pC est même sous-linéaire, mais elle n'est pas nécessairement symétrique et elle peut prendre des valeurs infinies. Sous certaines hypothèses supplémentaires, pC est une semi-norme dont C est la boule unité.
La section suivante montre que réciproquement, toute fonction positivement homogène de dans est une jauge (c'est-à-dire : est la jauge d'une partie de [note 3]).
Jauge d'une partie étoilée
Avant d'affiner l'étude dans le cas particulier plus utile d'un convexe contenant 0, considérons[3] une partie étoilée (par rapport à 0, ce qui sera désormais implicite), c'est-à-dire une partie contenant 0 et telle que
.
Propriétés algébriques
On sait déjà que et que est positivement homogène. La nouvelle hypothèse permet de préciser la situation :
Caractérisation — La jauge d'une partie étoilée vérifie :
.
Réciproquement, pour toute fonction positivement homogène (au sens défini ci-dessus), les parties étoilées de jauge sont les ensembles compris entre et .
En outre :
pour toutes parties étoilées et , (ce qui est plus précis que la simple décroissance de ) ;
[note 4] donc , ce qui fournit la première des deux équivalences ci-dessous ;
la condition suffisante de finitude trouvée précédemment pour une partie quelconque devient nécessaire (seconde équivalence).
Conditions nécessaires et suffisantes de non dégénérescence et de finitude — Soit une partie étoilée.
ne s'annule qu'en 0 si et seulement si ne contient aucune demi-droite issue de l'origine.
est à valeurs finies si et seulement si est absorbante.
Ces deux conditions seront reformulées plus loin, dans le cas d'un convexe en dimension finie.
Propriétés topologiques
L'une des deux inclusions de la caractérisation ci-dessus est parfois une égalité :
si S est ouvert alors ;
si S est fermé alors .
Jauge d'un convexe
Si une jauge nulle en 0 est convexe alors les deux ensembles et sont non seulement étoilés mais convexes, et est la jauge de ces deux convexes. Les jauges de ce type sont caractérisées par la propriété suivante.
Une application est dite sous-linéaire si elle est :
Toute application sous-linéaire est convexe et pour une jauge nulle en 0, ces deux notions sont équivalentes :
Jauge d'un convexe — Si une partie contenant 0 est convexe alors sa jauge est sous-linéaire[4].
Démonstration
L'homogénéité positive est immédiate et pour la sous-additivité, il suffit de remarquer que si et alors , car appartient au convexe , comme combinaison convexe de deux éléments de .
La réciproque est fausse, comme le montre l'exemple suivant.
Exemple
La fonction sous-linéaire sur qui, en , vaut si et si , est la jauge des deux convexes et , ainsi que de tous les ensembles intermédiaires (tous étoilés, mais pas tous convexes).
Jauges sous-linéaires ne prenant pas la valeur +∞
On a déjà remarqué que la jauge d'une partie étoilée est à valeurs finies si et seulement si est absorbante.
Tout voisinage de 0 est absorbant ; en dimension finie, on vérifie facilement que réciproquement, tout convexe absorbant C est un voisinage de 0 — on peut le faire assez élégamment en remarquant qu'en tant que fonction convexe à valeurs finies et définie partout, est alors continue, et que l'ensemble (contenant 0 et inclus dans C) est donc ouvert. En résumé :
Proposition — Soit C un convexe contenant 0 dans un espace de dimension finie. Alors, sa jauge est à valeurs finies si et seulement si 0 est intérieur à C.
Lorsque 0 est intérieur à C, on peut se faire une image mentale simple de la jauge via ses surfaces de niveau : l'ensemble des points où elle prend la valeur 1 est exactement la frontière du convexe ; les surfaces de niveau pour les autres valeurs strictement positives sont les homothétiques de cette frontière ; en les éventuels points restant non couverts par la réunion de ces surfaces de niveau, la jauge prend la valeur 0.
On peut enfin remarquer que (pour un espace vectoriel réel), si C est symétrique par rapport à 0 avec une jauge évitant la valeur +∞, la jauge est alors une semi-norme ; il en est de même pour un espace vectoriel complexe si l'on exige une version améliorée de la symétrie, à savoir l'invariance sous multiplication par n'importe quel complexe de module 1.
Jauges sous-linéaires ne s'annulant qu'en l'origine
On a déjà remarqué que la jauge d'une partie étoilée ne s'annule qu'en l'origine si et seulement si ne contient aucune demi-droite issue de l'origine.
La réciproque est vraie pour un convexe fermé en dimension finie, et se démontrerait en exploitant la compacité de la sphère de rayon 1 (la seule hypothèse « convexe » ne suffit pas ici : cf. § « Exemple » ci-dessus) :
Proposition — Soit C un convexe fermé contenant 0 dans un espace de dimension finie. Alors, sa jauge ne s'annule qu'en l'origine si et seulement si C est borné.
Exemples d'utilisation
Dans la théorie des espaces vectoriels topologiques, c'est par l'introduction d'une collection appropriée de jauges qu'on peut caractériser les espaces localement convexes en termes de semi-normes[5].
En géométrie des convexes, la jauge est un outil intéressant pour ramener un problème purement géométrique (recherche d'un hyperplan) à un problème analytique (recherche d'une équation de l'hyperplan). Ainsi dans la preuve de la « forme géométrique » du théorème de Hahn-Banach — fondement de toute la théorie de la séparation des convexes et des hyperplans d'appui —, un pas essentiel est la constatation qu'exiger de l'hyperplan d'équation f(x) = 1 qu'il évite un convexe donné C (ouvert et contenant 0), c'est la même chose que de demander à f de majorer pC.
Il existe des jauges et des points pour lesquels l'inclusion ci-dessus est stricte. C'est le cas, dans le plan euclidien, pour la jauge du § « Exemple » ci-dessus et le point : , tandis que donc .
est sous-différentiable[note 9] en tout point de si, et seulement si, 0 est intérieur à . En effet (voir supra) 0 est intérieur à si et seulement si ne prend que des valeurs finies. Or si ne prend que des valeurs finies alors elle est sous-différentiable en tout point (puisqu'elle est convexe), et réciproquement (puisque ).
↑Cette précision, redondante dans cet article, sera dorénavant implicite. Noter cependant que (en) H. G. Eggleston, Convexity, Cambridge University Press, (lire en ligne), p. 47 appelait « fonctions jauges » les applications sous-linéaires (à valeurs dans ) ; (en) A. Wayne Roberts et Dale E. Varberg, Convex Functions, Academic Press, (lire en ligne), p. 216, nommaient ainsi celles à valeurs dans ; et Rockafellar 1970, p. 128, celles à valeurs dans , car il excluait de son étude les jauges d'ensembles non convexes.
↑En analyse convexe, la fonction indicatrice d'une partie d'une partie de est la fonction qui s'annule sur et prend la valeur sur le complémentaire de .
↑Pour le voir, on peut par exemple utiliser la relation précédente.
A. Badrikian, « Remarques sur les théorèmes de Bochner et P. Lévy », dans Symposium on Probability Methods in Analysis, Springer, coll. « Lecture Notes in Math. » (no 31), , p. 1-19, p. 3 : « V un voisinage de zéro convexe équilibré ouvert et PV sa jauge (ou « fonctionnelle de Minkowski ») » ;
Gilbert Demengel et Françoise Demengel, Espaces fonctionnels : Utilisation dans la résolution des équations aux dérivées partielles, EDP Sciences (lire en ligne), p. 51, exercice 1. 7 : « un ensemble convexe, équilibré et absorbant d'un espace vectoriel topologique X, contenant 0. On définit la fonctionnelle de Minkowski p, ou encore jauge du convexe » ;
etc.
↑
Dans le cas d'une partie étoilée par rapport à 0, ceci équivaut à la définition par Schechter 1997 de sa « fonctionnelle de Minkowski » : est la borne inférieure de l'intervalle, qui contient .
(en) Charalambos D. Aliprantis et Kim C. Border, Infinite Dimensional Analysis: A Hitchhiker's Guide, Springer, , 3e éd. (1re éd. 1994) (lire en ligne), chap. 5.8 (« Sublinear functions and gauges »), p. 190-194
(en) M. Friedlander, I. Macêdo et T. K. Pong, « Gauge optimization and duality », SIAM Journal on Optimization, vol. 24, no 4, , p. 1999-2022 (DOI10.1137/130940785, arXiv1310.2639)
(en) J. Ch. Gilbert, « On the solution uniqueness characterization in the L1 norm and polyhedral gauge recovery », Journal of Optimization Theory and Applications, vol. 1, no 1, , p. 1-32 (DOI10.1007/s10957-016-1004-0)
(en) Jean-Baptiste Hiriart-Urruty et Claude Lemaréchal, Fundamentals of Convex Analysis, Berlin Heidelberg New York, Springer, coll. « Grundlehren Text », (1re éd. 2001) (lire en ligne), p. 128-130