Faune abyssaleAu sens strict, la faune abyssale est l'ensemble des animaux vivant dans la zone abyssale des océans, c'est-à-dire vivant entre 4 000 et 6 000 m de profondeur. Toutefois, dans l'usage courant, l'expression faune abyssale désigne généralement l'ensemble des espèces vivant à partir de 200 mètres de profondeur et au-delà. À ces profondeurs, les caractéristiques de l'environnement sont très difficiles : la pression de l'eau est très élevée, la température est très basse et quasi constante (sauf à proximité des cheminées hydrothermales où elle est au contraire, très haute), l'oxygène n'est disponible qu'en quantité très limitée, la nourriture est très rare et, surtout, la lumière venant du soleil ne pénètre pratiquement plus : c'est la zone dite aphotique, elle-même divisée en zones mésale (200-1000 m), bathyale (1000-4000 m), abyssale (4000-6000 m) et hadale (plus de 6 000 m). La photosynthèse y étant difficile (voire impossible à partir d'environ 1 000 m), les végétaux ne peuvent s'y développer ; cet environnement est donc seulement occupé par des animaux et certains microorganismes non végétaux (protistes, bactéries, archées, virus, etc.). La faune abyssale inclut des représentants de presque tous les embranchements d'animaux marins (dont quelques espèces amphibies, puisque l'éléphant de mer peut plonger à plus de 1 580 mètres de profondeur, la tortue luth à 1 200 mètres et le manchot à 350 mètres) mais de nombreuses espèces se sont adaptées aux conditions difficiles de la vie abyssale, soit directement en contact avec le fond marin (benthos) soit dans les eaux situées au-dessus (pélagos). Parmi les caractéristiques originales, les plus connues sont :
HistoriqueEn 1839, le naturaliste Edward Forbes reçoit une subvention de la British Association for the Advancement of Science pour effectuer des dragages afin d'étudier les espèces marines animales et végétales. Au cours d’une campagne de dragages en mer Égée en 1840-1841, il effectue des prélèvements à des profondeurs croissantes et observe que le nombre d’animaux dans chaque drague diminue avec la profondeur. Sans dépasser les 130 brasses (238 m), il dresse alors une courbe théorique de diminution des peuplements en fonction de la profondeur, courbe qui extrapolée, lui montre que toute vie disparaîtrait au-delà de 550 m[1]. Il synthétise ses résultats en répartissant les espèces en cinq zones spécifiques : littorale, laminaire (jusqu'à 27 m de profondeur), coralline (jusqu'à 90 m), zone de coraux de mer profonde (de 90 à 550 m) et zone abyssale azoïque (absence de vie au-delà de 550 m)[2]. Forbes reprend ainsi l'hypothèse azoïque (« azoic hypothesis ») du géologue Henry de La Beche formulée en 1864 et fixe la zone à 550 m[3] (zone où la lumière est complètement arrêtée, stoppant la photosynthèse, et où les pressions seraient trop fortes pour toute forme de vie). Ardemment défendue par ses disciples et devenue un dogme qui inhibe toutes recherches marines en profondeur pendant plusieurs décennies[4], sa théorie est pourtant biaisée par ses expériences sur la mer Égée particulièrement pauvre et qui ne peut être considérée comme un modèle de l'ensemble des océans[5]. De plus, elle est contredite par des études et des rapports d'autres explorations qui situent cette zone beaucoup plus profondément (études d'Antoine Risso en 1810[6], sondages de John Ross en 1819, expédition Erebus et Terror de James Clark Ross, article de Michael Sars en 1846). La théorie abyssale azoïque résiste car ses partisans considèrent que les mesures de profondeur lors des sondages ne sont pas fiables. Ils ne peuvent cependant remettre en doute la découverte en 1860. Un câble télégraphique sous-marin cassé qui relie la Sardaigne et la Tunisie, posé à 1000 fathoms (1800 mètres) de profondeur, doit être remonté. Les ingénieurs constatant que le câble est encroûté d'organismes vivants, ils envoient des sections aux naturalistes Alphonse Milne-Edwards et George James Allman qui découvrent des coraux et des vers qui se sont développés à 1800 mètres[7]. L'expédition du Challenger lancée dans les années 1870 par Charles Wyville Thomson achève de rendre obsolète la théorie de Forbes. Au cours des 273 campagnes abyssales océanographiques du Prince Albert de Monaco à la fin du XXe siècle, les dragages ramènent des animaux, poissons et crustacés récoltés jusqu'à 6 035 m[8]. L'expédition danoise de la Galathea au début des années 1950 rapporte 115 espèces d’animaux capturés au-delà de 6 000 m et, de la fosse des Mariannes, des bactéries et animaux invertébrés vivant à plus de 10 000 m de profondeur[9]. Ce n'est que dans les années 1960, grâce aux mailles plus fines des tamis, que l'on découvre la grande diversité de la faune profonde. En 1977, la découverte des monts hydrothermaux bouleverse encore plus les conceptions périmées d'uniformité de l'environnement et de la faune abyssale[10]. De nos jours, plusieurs institutions de recherche poursuivent d'importants programmes d'exploration des abysses, comme le Monterey Bay Aquarium Research Institute et l'agence américaine NOAA, qui par son programme Okeanos Explorer diffuse en direct les images des abysses prises par son submersible (ROV) sur Youtube. Répartition de la faune abyssaleZone mésaleAppelée aussi zone crépusculaire ou zone de pénombre, elle commence à 200 m et termine à 1 000 m. Elle est caractérisée par une faible luminosité, empêchant le développement de la photosynthèse chez les plantes. Algues, alismatales aquatiques et diatomées sont donc absents. Les sources de nourriture se font rares dans les profondeurs ; outre la neige marine, les seules sources de nourriture disponibles sont les animaux abyssaux eux-mêmes ; expliquant la grande population de prédateurs en ces lieux. Tout en bas de la chaîne alimentaire, se trouvent les plus petits organismes zooplanctoniques, nanoplanctoniques et picoplanctoniques, qui migrent vers la zone euphotique pour se nourrir de phytoplancton, avant de revenir à leur couche initiale. Sur le pélagos, les prédateurs sont abondants : calmars, salpes, méduses, siphonophores, cténophores, crevettes, poissons cartilagineux (requins, chimères, etc.) ainsi que de nombreux poissons osseux, comme le poisson hachette, les poissons dragons (Malacosteus, Aristostomias et Pachystomias), le régalec, le barracudina ou encore le scopelidé. Sur le benthos, vers tubicoles, actinies, crinoïdes, bivalves, brachiopodes, gorgones, pennatules, bryozoaires, tuniciers, éponges, holothuries, hydroïdes, galathées, raies, poissons plats, et autres sont abondants. Zone bathyaleLa zone bathyale s’étend de 1 000 à 4 000 mètres de profondeur. C’est le plus grand de tous les étages océaniques. À partir de 1 000 mètres, la lumière ne pénètre plus, hormis une faible lumière bleue qui a pour origine la bioluminescence animale. Sur le pélagos, les animaux bioluminescents sont nombreux. On trouve de nombreux céphalopodes (comme le calmar vampire, la pieuvre dumbo ou le calmar diaphane, par exemple), de nombreuses crevettes, des cténophores, requins, ainsi que de nombreux poissons osseux, dont beaucoup utilisent la bioluminescence pour chasser ou se défendre : linophryne (baudroies abyssales), anoplogaster, grangousiers, Lasiognathus, grenadiers, hoplosthètes, etc. Sur le benthos, (qui comprend le talus continental) on trouve notamment des lis de mer, des éponges, des ophiures, des raies et des poissons plats. C'est souvent dans cette zone (ainsi que parfois sur la plaine abyssale) que se déposent de grandes carcasses de baleines et de gros poissons ; ces grandes sources de nourriture génèrent, sur les fonds boueux où ces cadavres se déposent, un grand attrait pour de nombreux animaux charognards, comme les myxines, les laimargues et divers arthropodes ainsi qu'un nombre incalculable de vers, bactéries et autres microorganismes se nourrissant des corps morts en décomposition de grands animaux déposés sur les grands fonds. C'est aussi à cet étage que l'on trouve la grande majorité des communautés hydrothermales.
Zone abyssaleLa zone abyssale, qui s’étend de 4 000 à 6 000 m de profondeur, n'a plus de luminosité du tout. Elle comprend la plaine abyssale, vaste étendue de sédiments boueux et vaseux. Ces sédiments et limons ont pour origine les minéraux (graviers, roches, sables, vases, etc.) et la décomposition de corps de milliards de créatures marines (plancton ou necton) accumulés pendant des millions d'années, formant dans certains endroits des couches de sédiments atteignant plusieurs kilomètres de haut. Sur le plancher océanique, les sédiments peuvent aller jusqu'à 1 000 mètres et jusqu'à 15 km sur le talus continental. Le maximum enregistré est de 20 km[11]. Sur le pelagos vivent de nombreuses espèces, comme de nombreuses crevettes et certains poissons, comme le rat tacheté, mais sont plus rares du fait du manque de nourriture. Par contre, sur le benthos, la vie est très abondante : les sédiments grouillent de foraminifères, de bactéries et de vers. Pour la plupart nécrophages, se nourrissant des matières organiques déposées sur la plaine abyssale. De nombreuses espèces vivent fixées sur la boue, mais doivent rester de manière permanente au-dessus. On compte notamment les lis de mer, les pennatules et les éponges (notamment les euplectelles). Des holothuries, des oursins et des euryalina se déplacent sur les sédiments, avec des pattes assez longues comme pour ne pas s'y enfoncer. Des poissons, comme le poisson trépied, se déplacent sur le benthos sédimenteux à l'aide de ses nageoires en forme d'échasses. Il a été démontré que la biodiversité présente dans les sédiments de la plaine abyssale est aussi diverse que celle de la forêt tropicale[12]. Zone hadaleLa zone hadale, qui va de 6 000 m à au-delà (la profondeur maximale enregistrée jusqu'à nos jours étant 10 916 mètres, dans la fosse des Mariannes) est la zone la plus méconnue de tous les étages océaniques. La biodiversité est très uniforme dans tous les océans, à cause du peu d'obstacles dans cette zone[13], excepté dans les fosses océaniques, où les obstacles et l'endémisme sont très élevés. Les espèces de cet étage sont peu connues et beaucoup d'endroits restent à explorer. Sur le pelagos, peu d'espèces le fréquentent. On trouve par exemple des brotulides. Sur le benthos, on trouve par exemple des anémones de mer, des holothuries, des crevettes, des poissons plats. La zone hadale étant relativement méconnue, il est certain que nombre d'espèces et d'écosystèmes restent à découvrir. Alimentation de la faune abyssaleLa faune abyssale adopte des comportements trophiques ambivalents : suspensivores, détritivores, carnivores, nécrophages. Cet opportunisme alimentaire serait une forme d'adaptation aux maigres apports nutritifs caractérisant le domaine abyssal[14]. En 1968, H. L. Sanders propose la théorie de la stabilité temporelle de l'équilibrium selon laquelle la biodiversité serait expliquée par la stabilité de conditions environnementales physiques et la faiblesse des ressources nutritives ayant permis la mise en place de stratégies adaptatives évolutives qui minimiseraient la compétition, notamment par ces comportements alimentaires variés[15]. Cette théorie est remise en cause par la découverte en 1977 des oasis hydrothermaux à faible biodiversité mais forte productivité primaire[16]. Bioluminescence dans la faune abyssaleLa bioluminescence, production de luminescence froide par des êtres vivants, est très répandue à partir de 200 mètres de profondeur, où la lumière est insuffisante. Cette lumière est créée de trois façons différentes :
La lumière produite peut être amplifiée ou filtrée pour donner des couleurs caractéristiques grâce à des organes spéciaux : les photophores. Ils peuvent posséder une lentille, un conduit de lumière ou un filtre coloré. Les lumières émises sont souvent bleues, mais peuvent être jaunes, vertes ou rouges. On connait plusieurs fonctions différentes à la bioluminescence :
Les écosystèmes d'eaux profondesLa zone aphotique compte plusieurs écosystèmes spécifiques riches en biodiversité et ne dépendant pas de la lumière pour vivre. C'est le cas notamment des communautés hydrothermales (fumeurs noirs et blancs) des communautés des suintements froids (qui lâchent du méthane, des hydrocarbures ou autres) mais aussi des récifs de coraux d'eaux froides (Composés d'espèces de cnidaires madréporiques comme lophelia pertusa); Il est certain que bon nombre d'écosystèmes d'eaux profondes restent à découvrir. Voici une liste non exhaustive des écosystèmes de la zone aphotique connus à ce jour :
Fossiles vivants dans la faune abyssaleLes eaux de la zone aphotique sont connues pour posséder de nombreuses espèces animales aux formes rappelant des espèces fossiles (d'où l'appellation un peu trompeuse de fossiles vivants). Elles ont subi peu de changements morphologiques car elles sont adaptées à la vie dans les abysses, milieux relativement stables à l'échelle évolutive. C'est le cas des Cœlacanthes, poissons appartenant à une famille déjà présente au Devonien, au Trias et au Jurassique, que l'on pensait disparue jusqu'à ce que l'on pêche, en 1938, un individu au large de l'Afrique du Sud. Aujourd'hui, deux espèces du même genre ont été découvertes : Latimeria chalumnae, qui vit aux Comores et au sud de l'Afrique, et Latimeria menadoensis, trouvé en Indonésie, en 1999. Néanmoins, il est tout à fait probable que d'autres espèces du genre Latimeria n'aient pas encore été découvertes à ce jour. D'autres espèces de poissons abyssaux sont connues pour leur forme ancienne notable. Le requin-lézard, une espèce de requin des grands fonds trouvé un peu partout dans le monde et notamment au Japon, en est un exemple. Il possède de nombreuses caractéristiques des requins anciens : bouche située à l'avant de la tête, narines situées au-dessus de la tête, corps évoquant une anguille, six paires d'ouïes, etc. Chez les invertébrés, on trouve les nautiles, cousins des ammonites abondants à 400 mètres de profondeur dans les eaux tropicales de l'Indo Pacifique, mais aussi les lis de mer, les foraminifère ou les brachiopodes, abondants dans leur temps et aujourd'hui plus restreints. Un exemple notable est celui de Vampyroteuthis infernalis, espèce dont les semblables vivaient en grand nombre dans des eaux moins profondes, il y a plus de deux cent millions d'années avant notre ère. Leur morphologie, rappelant autant le calmar que la pieuvre, fait penser que certains membres de l'ordre des vampyromorphes pourraient être les ancêtres communs de ces deux derniers ordres[20].
Galerie
Voir aussiArticles connexesLiens externesNotes et références
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