Tribut indigèneLe Tribut indigène (en espagnol : Tributo indígena) était un impôt payé par les indigènes dans les territoires d'outre-mer de l'Empire espagnol (les royaumes des Indes (es)) sur une base annuelle (juin-décembre). Il s'agissait d'une contribution économique des communautés indigènes au gouvernement espagnol, qui devait l'investir dans le maintien des services et de l'infrastructure urbaine de la société politique indienne (es) (car il était basé sur le pacte de vassalité conclu par les Indiens en échange de la protection et du service (es) de la monarchie espagnole). Il était également nécessaire pour la reconnaissance des droits de propriété des Indiens sur leurs terres communales[1].
— Recopilación de leyes de los Reinos de Indias. Livre VI, chap. V., Loi 1. CaractéristiquesIl s'agissait d'une contribution que les Indiens (es) devaient verser à leur seigneur (le roi d'Espagne). Il s'agissait à la fois d'une rente économique versée en monnaie (ou en nature) allant à l'État, et d'une reconnaissance juridique des obligations du seigneur (le roi d'Espagne) envers ses vassaux en leur fournissant une protection militaire et en satisfaisant leurs besoins de base. Dans certaines régions, la taxation monétaire pouvait être réduite, voire ne pas être payée en argent, en échange d'une contribution en travail (paiement en nature) à travers les mitas, les travaux, les services pour l'église, etc. (en étant payé pour la production de vêtements, de nourriture, l'extraction de métaux dans les mines, entre autres activités.
Les tributaires étaient des hommes indigènes âgés de 18 à 50 ans et en bonne santé (la loi n'obligeait pas les femmes à payer des impôts, mais les veuves proposaient de le faire au nom de leur mari décédé, afin de préserver les biens et propriétés de leur mari). Les próximos (proches) étaient les adolescents et les mineurs, sans compter les enfants. Les reservados (réservés) étaient les Indiens qui n'étaient pas tributaires pour des raisons de service à la communauté ou d'incapacité physique, parmi lesquels se trouvaient : la noblesse indigène (es) (seulement les seigneurs ou caciques), les cabildo de indios, ainsi que les Indiens ayant des fonctions administratives au sein de la vice-royauté ; les Indiens auxiliaires et les membres de l'armée royaliste (es) qui occupaient des rangs élevés ; les Indiens membres du clergé ou qui rendaient un service quelconque à l'Église ; les Capitanes de mita ; et les Indiens en mauvaise santé physique[1]. D'autre part, en termes de capacité économique et de travail, une autre classification a été faite : ceux qui payaient le plus étaient les Originarios con tierra (c'est-à-dire les Indiens qui possédaient des terres), suivis par les Forasteros sin tierra qui payaient moitié moins (Indiens qui vivaient en louant et/ou en travaillant librement sur les terres communales de certaines seigneuries), suivis des Yanaconas (en) (Indiens serviles sans moyens de production qui étaient employés dans les haciendas), et enfin les Urus (Indiens pauvre, sans propriété) qui payaient environ 2 piastres[1]. Le montant du tribut indigène était fixé en fonction de la richesse et de la productivité de la région où ils vivaient, ainsi que du type de tribut. Il n'y avait donc pas de valeurs uniformes, mais des taux variables selon les régions et les individus. On calculait à l'avance le montant que les communautés devaient payer en fonction de leur population. Cependant, il y avait des abus dans la collecte des impôts lorsque qu'une baisse de la population d'une communauté (épidémies, migrations) n'avait pas été signalée à temps, obligeant les veuves ou les personnes âgées à payer des impôts. Face à cette situation, les vice-royautés envoyaient des visitadores, qui effectuaient des visites périodiques (tous les cinq ans) pour recenser la population et éviter de tels abus. Ils remettaient aux vice-rois des rapports rendant compte des abus afin de proposer des réformes contre la corruption et de faire appliquer des dispositions protégeant les Indiens[1].
— Manuel Herrera, corrégidor, auteur de la Revisita General y numeración de indios de 1765 au Pérou En tant que mineurs et Nouveaux chrétiens, ce tribut était le seul impôt que les Indiens devaient payer (en dehors de la dîme à l'Église catholique, à laquelle tous les habitants de l'empire étaient soumis), étant exemptés des impôts payés par les Espagnols (es), dont les membres avaient des obligations fiscales plus importantes. En outre, il était possible de cesser de le payer en échange de la preuve du métissage et du changement de caste (es), bien que théoriquement cela impliquait de payer d'autres impôts beaucoup plus élevés puisqu'ils devaient être inclus dans la catégorie des Espagnols. HistoireEn conséquence de la reconnaissance par la couronne de Castille du statut juridique des Indiens en tant que vassaux libres dans les lois de Burgos, ils ont dû se conformer, avec le derecho indiano, à une série d'obligations personnelles envers l'État, de la même manière que tous les sujets (es) de la monarchie. En effet, tous les vassaux devaient payer un impôt à leur seigneur, afin que le gouvernement puisse obtenir des revenus et financer l'entretien de la communauté. Étant donné que les vice-royautés avaient une organisation particulière basée sur des pactes entre les différents ordres, comme c'était le cas entre les communautés indigènes et la Couronne, le tribut garantissait le bon fonctionnement du système vice-royal au niveau institutionnel, ce qui se traduisait par l'entretien des champs, des routes, des ponts, l'exécution des travaux publics et le paiement des fonctionnaires. Au XVIIe siècle, afin d'augmenter le montant collecté, il a été stipulé que la collecte du tribut devait être étendue aux métis, aux Noirs affranchis et aux Indiens étrangers. À partir du XVIIIe siècle, des variations ont été apportées aux taux de contribution des indigènes par les réformes bourboniennes, qui visaient à améliorer l'efficacité de la collecte de l'impôt. Ainsi, si une communauté indienne connaissait un meilleur rendement agricole ou une augmentation de sa population, l'assiette du tribut pouvait augmenter. De même, une communauté indienne pouvait demander une réduction du tribut en cas de baisse de production, ou bien pouvait l'obtenir en gage de sa loyauté à la monarchie[1]. Au début du XIXe siècle, le libéralisme espagnol (es) et les Cortes de Cadix décident, avec la constitution espagnole de 1812 de décréter l'abolition du prélèvement seigneurial au nom de l'égalité devant la loi, afin que les Indiens aient les mêmes droits que les Espagnols et ne subissent pas d'injustice en tant que personnes mineures. Cette décision fait suite aux arguments exposés par les députés des colonies américaines, arguant que le tribut constituait un prélèvement abusif des ressources des indigènes. Cependant, les libéraux, motivés par des considérations idéalistes et égalitaires n'avaient pas réalisé qu'il s'agissait du principal revenu fiscal des vice-royautés (les plus touchées étant le Pérou, la Quito (es) et le Guatemala)[2]. Cela mis en péril le fonctionnement des institutions coloniales, et tous les Indiens n'étaient pas prêts à devoir s'acquitter des mêmes impôts que les Espagnols (ils étaient auparavant exemptés du paiement du Quinto real et de l'alcabala, payés par les Créoles). Cela a généré un mécontentement général, les communautés indigènes souhaitant continuer à s'acquitter du tribut, tandis que les vice-royautés tentaient d'imposer une « contribution volontaire » pour atténuer le déficit jusqu'à la Restauration absolutiste[3]. Vice-royauté du PérouAu sein de la vice-royauté du Pérou, le tribut indigène commença à être régularisé sous la direction de Francisco de Toledo, qui chercha à centraliser le tribut en consolidant la bureaucratie métropolitaine de la Couronne de Castille, pour ensuite fixer des taux différents en fonction des capacités économiques des Indiens et des particularismes (es) de leurs communautés. Auparavant, le régime fiscal (durant les premières années de la conquête de l'Empire inca) était totalement arbitraire et soumis à la volonté de l'encomendero, qui les collectait pour son encomienda, un système féodal décentralisé. Entre-temps, la monarchie hispanique a voulu mettre en œuvre les lois des Indes pour mettre fin aux abus de l'exploitation des Indiens, car on dénonçait le fait que les impôts dépendaient plus des besoins du seigneur que de la communauté, et aussi parce que l'État voulait collecter les revenus des encomenderos afin de les administrer de manière plus rationnelle[4]. Les encomenderos ont protesté lorsque le paiement en monnaie plutôt qu'en nature a été imposé, en prétendant que la vente des produits des Indiens rapportait davantage, et que les Indiens avaient intérêt à vendre leur surplus. Cependant, les réformes de Toledo (es) ont été imposées afin d'améliorer les conditions de travail (elles ont d'abord été critiquées pour avoir imposé des redevances très élevées, ce qui a conduit un nombre important de communautés rurales à pratiquer l'absentéisme dans le système colonial)[1]. Il y eut également des plaintes de la part des nobles incas (es) parce qu'ils étaient initialement obligés de payer le tribut de la même manière que les yanaconas (en) et les hatunrunas (es), ce qui les obligea à faire appel devant les tribunaux jusqu'à ce qu'ils en soient exemptés. Une partie de la somme (environ 470 000 pesos) était destinée à l'Espagne et la plus grande partie (environ 780 000 pesos) était déposée dans le Trésor royal à Lima, afin que le capital collecté puisse être redistribué à toutes les dépendances vice-royales, étant investi dans la réalisation de travaux publics (écoles, hospitales de indios, routes, ponts, etc.), l'entretien des terres du Pueblo de indios et le paiement des fonctionnaires de l'État[5].
Au cours du XVIIIe siècle, des protestations et rébellions (es) ont cours au sein de la vice-royauté du Pérou, et il n'est pas rare d'y entendre le slogan « Vive le roi, mort au mauvais gouvernement (es) ». Les Indiens commencent à exiger une réduction du tribut indigène et la mise à l'écart du « mauvais gouvernement » qu'ils accusent de perturber l'application correcte du pacte colonial contracté avec le roi d'Espagne par des demandes abusives. Cependant, même les rébellions les plus radicales (comme celle de Túpac Amaru II ayant des projets séparatistes) n'ont pas osé proposer l'abolition de cet impôt. En effet, les élites intellectuelles (comme Túpac Amaru II lui-même, qui a utilisé la question du tribut comme une simple ressource politique pour obtenir facilement le soutien des communautés indigènes), qui connaissaient le fonctionnement de l'économie vice-royale, savaient qu'en pratique son abolition était préjudiciable, non seulement pour l'État, mais aussi pour les communautés indigènes. De plus, la mise en œuvre d'une politique fiscale abolitionniste n'aurait pas donné un résultat homogène dans le sud et le nord du Pérou. Le sud était très pauvre, avec une répartition de la richesse très inégalitaire et une corruption profondément enracinée ainsi qu'une atmosphère de tension constante entre les différents groupes ethniques. Le nord au contraire était plus prospère et stable, et avait une loyauté plus affirmée envers la Couronne d'Espagne. L'abolition du tribut aurait pu entraîner une nouvelle de série de conflits entre les différents groupes socio-économiques[6],[7].
— Scarlett O'Phelan (es), 2012 Les effets d'une tentative d'abolition du tribut indigène seront visibles lors des réformes libérales (es) des Cortes de Cadix et de la Constitution espagnole de 1812, puisque la Junta Suprema Central, influencée par des indigènes libéraux (plus influencés par les idées des Lumières que par l'expérience gouvernementale), ordonne l'abolition du tribut, ignorant les arguments du Trésor royal du Pérou et du vice-roi José Fernando de Abascal, qui, afin d'atténuer la crise fiscale, tente de remplacer le tribut indigène par une « contribution volontaire provisoire » (proposition faite aux Indiens de conserver le même régime fiscal qu'auparavant, tout en bénéficiant de l'égalité devant la loi), puis la « donation ordinaire » (avec un certain soutien de la noblesse indigène (es)), ainsi qu'en augmentant les taxes sur le commerce extérieur ou le tabac[2]. Si les communautés religieuses ont accueilli favorablement ces réformes et ont même poussé les autorités locales à les mettre en œuvre, elles ont fini par en subir des conséquences terribles. En effet, les Indiens avaient été habitués pendant des siècles à une dynamique socio-économique dans laquelle le gouvernement avait la responsabilité de répondre à tous les besoins de leur communauté. Sans le revenu du tribut dans les comptes des institutions, celles-ci avaient plus de mal à fonctionner. Pour pallier ce manque, les Indiens commençaient à souffrir de nouvelles taxes et contributions (justifiées par le discours de l'égalité devant la loi et par le fait que les Indiens avaient désormais les mêmes devoirs civiques que les Espagnols, au lieu de l'inégalité juridique de la république des Indiens qui protégeait leurs traditions politiques), de sorte que, dans de nombreux cas, les Indiens devaient payer des services qui étaient auparavant gratuits. Cette situation était justifiée par l'individualisme libéral ainsi qu'un discours selon lequel ce nouveau statut permettrait de développer chez les Indiens une mentalité de « citoyen » qui les rendrait conscients de leurs droits civils et politiques, afin qu'ils ne soient plus entretenus par l'État et le Protectoría de indios (en) qui leur imposaient une mentalité « servile » empêchant le développement d'une bourgeoisie en mesure d'investir. Cette situation provoqua la colère des communautés rurales, qui souhaitaient renoncer à ces nouveaux devoirs politiques. Ce mécontentement fut exploité par l'Armée royale du Pérou (es) pour les rallier à la cause de la contre-révolution, un phénomène similaire à ce qui se passait dans la paysannerie réactionnaire espagnole rejoignant les Partidas realistas. Tout cela les a conduits à exiger la restitution du tribut indigène, bien qu'avec un montant annuel nettement inférieur, mais en rétablissant l'ancienne protection dont ils bénéficiaient en tant que vassaux[8],[9],[7].
— I. Catacaos, 1819 Tributs similaires aux époques républicainesAprès les guerres d'indépendance hispano-américaines, plusieurs républiques ont maintenu le tribut indigène sous d'autres noms, pendant une grande partie du XIXe siècle[1]. En effet, les recettes fiscales provenant du tribut étaient nécessaires pour financer les gouvernements indépendants, bien que certains, comme la Nouvelle-Grenade, le Río de la Plata et le Chili n'étaient pas dépendants de ces recettes[2]. Cela a fini par provoquer des soulèvements indigènes, à la fois pour et contre le tribut indigène, selon qu'il bénéficiait ou non à certaines communautés paysannes. D'une part, on s'opposait au fait de devoir payer des charges fiscales susceptibles de nuire à l'économie locale, mais d'autre part, cela permettait d'éviter d'avoir d'autres obligations fiscales vis-à-vis de l'État et de continuer à reconnaître leurs droits civils et politiques sur leurs terres. Au Pérou, après avoir perdu la guerre du Pacifique, le tribut indigène, le servage et la mita sont rétablis, tandis que l'armée nationale réprime les Indiens qui se rebellent (environ 1 000 Indiens sont massacrés). Plus tard, après la guerre civile péruvienne de 1884-1885 (es), Andrés Avelino Cáceres abolit le tribut indigène, mais institue un système similaire appelé « contribution personnelle », essentiel à son gouvernement[10],[11].
— Cahill, 2008 Évaluation historiographiqueDans l'historiographie de l'Amérique coloniale espagnole, les historiens et sociologues ont proposé différentes lectures du tribut indigène afin d'en extraire les jugements de valeur sur ses effets parmi les communautés indiennes. Certains auteurs, comme Eric Wolf, sont favorables à la thèse agrariste d'Alexandre Chayanov, interprétant le tribut dans les communautés rurales (comme les communautés indigènes d'Amérique et des Philippines) comme un mécanisme visant à les obliger à créer un surplus économique (qui étaient fondamentalement des unités domestiques autosuffisantes). C'est pourquoi selon lui il n'a pas provoqué de rébellions anticoloniales tant que l'étatisme ne perturbait pas l'intérêt commun. Les communautés étaient soumises à la classe aristocratique - féodale à l'époque coloniale - puis de la classe bourgeoise - capitaliste à l'époque républicaine, dans le cadre de la lutte des classes exposée par le matérialisme historique. D'autres auteurs comme Carlos Sempat Assadourian (es) estiment que le tribut implquait en fait des stratégies politiques organisées de circuits économiques pour allouer de manière coercitive l'énergie des paysans aux unités économiques dominées par les groupes dominants dans les zones urbaine, d'une manière corporatiste, dans laquelle les différentes classes économiques coopéraient avec la monarchie espagnole (garante de la protection des corporations coloniales dans l'Ancien Régime). Par conséquent, les mutations successives du tribut indigène dans le contexte américain ne doivent pas être comprises avec la méthodologie marxiste de la lutte des classes comme moteur de l'Histoire, ni ses conclusions sur l'Europe pré-capitaliste. Par ailleurs, certains auteurs comme E. P. Thompson, James C. Scott, John Murra, Tristan Platt, Erick Detlef Langer, etc., considèrent que le tribut et la persistance de son existence (non seulement par les classes dominantes à mentalité seigneuriale, mais aussi par les communautés indiennes traditionalistes (es)), sont l'expression d'un pacte implicite qui existe entre l'État et les paysans indiens. Cette conception éthique du tribut n'a pas été effacée dans la mentalité rurale et indigène après les indépendances[12]. Malgré les différents débats dans la sphère académique, le problème du manque de preuves (ou même de l'interprétation déformée des preuves en raison de préjugés idéologiques) a également été dénoncé par certains chercheurs axés sur l'ethnohistoire, lesquels tentent de construire un récit plus proche de celui des « vaincus », en supposant que le problème indien a perpétué une lutte constante entre indigénistes et nationalistes contre une oligarchie victorieuse représentée académiquement par les « colonialistes » hispanistes. Ces chercheurs (pour la plupart issus de la gauche décoloniale et postmoderne), au lieu de développer un récit sur le tribut indigène conforme aux faits, ne feraient, comme le décrit l'historien et anthropologue Heraclio Bonilla (es) « un remplacement ; une élaboration académique qui traduit plutôt la vision ou l'illusion des auteurs que la réalité elle-même », et perpétuerait les clichés de la légende noire espagnole plutôt que de comprendre correctement le phénomène[12].
— Heraclio Bonilla Références(es) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en espagnol intitulé « Tributo indígena » (voir la liste des auteurs).
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