Le grand-père de T'ang Haywen lui enseigne la calligraphie. En 1937, au moment de l'invasion japonaise, la famille du jeune homme (« des commerçants prospères[3] ») quitte la Chine et s'installe à Cholon, quartier chinois de Saigon au Vietnam. Après des études secondaires au lycée français de Saïgon[3], il entame à l'âge de vingt ans une grève de la faim (celle-ci durera dix jours) afin de revendiquer le droit de partir pour la France auprès de son père (qui souhaitait le voir lui succéder dans le commerce de la soie), ce à quoi ce dernier finit par consentir sous la condition qu'il y suive des études de médecine[4].
Installé au 34, rue Liancourt dans le 14e arrondissement de Paris[6],[7] où il fait le choix d'un mode de vie qu'il qualifie lui-même d'« austère et simple[8] », T'ang Haywen peint d'abord des œuvres figuratives, des portraits et quelques paysages en utilisant les techniques de l'huile ou de l'acrylique. Il passe progressivement à l'encre au milieu des années 1960 et produit de nombreux lavis en diptyques et triptyques[2], justifiant ainsi sa prédilection pour ces supports : « en Occident, les peintres avaient tendance à cristalliser leurs œuvres dans un espace précis, avec un noyau central. Le moyen le plus simple de rompre cette cristallisation consiste à pénétrer au cœur même du phénomène : un noyau cellulaire se multiplie par division. Le diptyque redonne le dynamisme, avec lui l'espace n'est plus limité, nous assistons à la marche du monde, un se divise en deux et deux fusionne en un »[9].
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De sa longue amitié avec le poète Marc Alyn naîtront divers poèmes-objets (peinture/manuscrit), dont certains figurent à la bibliothèque de l'Arsenal[10] à Paris ainsi qu'un projet de livre commun : Mémorial de l'encre. Dans ses Mémoires, Le Temps est un faucon qui plonge, Alyn consacre un flamboyant portrait à celui qu'il considère comme l'un des trois grands peintres chinois de la modernité avec Zao Wou-Ki et Chang Dai-Chien : « Je m'interrogeais sur la nature de cet oiseleur fragile et indestructible. Qui pouvait rivaliser avec lui côté solitude ? Mais, par ailleurs, qui fut jamais moins seul ? Voyageur immobile, T'ang se tenait aux aguets du visible tel l'insecte qui adopte la couleur et la forme de son environnement, passant inaperçu par souci de sauvegarder son irréductible singularité. Art de lisières, de confins, territoire frontalier livrant une vue imprenable sur l'au-delà. Scribe en lévitation courbé sur ses couleurs, ses pinceaux et ses songes, Haywen capturait le ciel à travers le piège de ses cils. Ainsi surgiront ces lagunes du bout du monde où, sous la torsion des vents marins, tremblent de noirs roseaux »[11].
T'ang Haywen apprend en juillet 1991 son infection par le VIH. Hospitalisé à l'hôpital Saint-Joseph à Paris, il y meurt le 9 septembre 1991 de complications respiratoires liées au SIDA.
Postérité
Sortie de l'ombre après sa mort[12], l'œuvre de T'ang Haywen est admirée pour la fusion qu'elle réalise entre les principes esthétiques et spirituels chinois et une forme d’expressionnisme abstrait d'origine occidentale. Pourtant T'ang, comme de nombreux autres peintres chinois, rejette le terme d'abstraction pour qualifier sa peinture et déclare en 1972 :
« Notre sensibilité profonde, liée à l’inconscient, ne peut se développer et grandir que nourrie par le tangible, c’est-à-dire, en ce qui concerne la peinture, par le rappel dans notre mémoire consciente d’expériences sensibles profondes et durables vécues par nous dans le monde réel[13]. »
Depuis son décès en 1991, deux ventes de son atelier à l'Hôtel Drouot (mai et ) par le commissaire-priseur Yves-Marie Le Roux, deux expositions rétrospectives, en 1997 et 2002, et un livre paru en 2002 ont apporté à son œuvre le début d'une reconnaissance. Bien qu'il n'ait jamais été intéressé par la réussite matérielle et ait choisi de rester à l'écart des mouvements et du milieu de l'art, T'ang est néanmoins l'inventeur d'un nouveau langage et d'un nouvel espace pictural.
Claude Fournet, Oiselleries et criailleries, calligraphies de T'ang Haywen, éditions Galilée, 2012.
Réception critique
« Héritier de la longue tradition de la calligraphie, il insère cette tradition dans la modernité de la peinture gestuelle occidentale; bouclant ainsi un cycle d'influences réciproques Orient-Occident. Il nous fait, au-delà du plaisir esthétique, nous imprégner de la philosophie pour tenter de comprendre l'art chinois qui n'a jamais de signe gratuit. » - François Le Targat[9]
« Je me souviens qu'il passait de longues heures à contempler les paysages et peignait aux premières heures du jour. J'aime ses encres dynamiques et harmonieuses qui démontrent l'esprit de la Chine. Parfois, je pense à lui quand je vois le sommet des montagnes disparaître dans la brume. » - Balthus[14]
« Le processus créatif de T'ang jaillit du fond de son être et s’incarne en des transpositions poétiques qui égalent celles des plus grands créateurs du XXe siècle. » - Jean-Paul Desroches, ancien conservateur en chef du musée Guimet[2]
« Il lui suffit d'une trace ou d'une couleur pour évoquer la nature, pour se trouver un ordre qui est le propre de la peinture taoïste depuis plus de deux mille ans. Il n'a rien à démontrer, rien à dire, rien à signifier. » - Claude Fournet[15]
« Un cœur voyageur et aucune ambition, si ce n'est celle de se laisser guider par sa sensibilité, ses envies de formes et de couleurs. » - Juliette Benhamou[7]
« En 1991, T'ang Haywen, né en 1927, disparaît, presque oublié, au moment où Chu Teh-Chun (1920-2014) et Zao Wou-Ki (1920-2013), de peu ses aînés, s'imposent comme des figures emblématiques de la modernité artistique chinoise… Dans la trinité qu'il forme avec eux, Zao est le mandarin espiègle et fantasque, sûr de sa position élevée sur de longues racines ; Chu, le guerrier imperturbable reconstruisant encore et toujours ses montagnes ; et lui, T'ang, le papillon qui butine et fertilise le regard. Il s'identifie, dans sa vie et dans son œuvre, à la légèreté du papier, à la fluidité de l'eau ; ainsi utilise-t-il rarement l'huile, bien que ce médium ait fonctionné pour lui comme un révélateur. Sa condition de peintre voyageur et sa quête de simplicité l'incitent à adopter des formats standards : monos, diptyques, triptyques en séries de dimensions identiques qui effacent le souci de l'espace à peindre et de sa matérialité. Ces formats deviennent une caractéristique de son œuvre, mais le grand diptyque y occupe une place particulière. La ligne médiane séparant les deux parties, qui confère structure et équilibre à l'œuvre, définit les pôles, fixe notre regard et aiguise notre perception. Après le passage de la ligne, chaque spectateur peut entrer dans cet espace unique qui autorise les voyages, les errances et les contradictions. Chinois par essence, affranchi des contraintes, T'ang modernise, transforme et approfondit l'introspection de la grande peinture chinoise en s'adonnant aux paysages, reflets instantanés de ses sentiments. » - Philippe Koutouzis[16]
↑ ab et cFrançois Le Targat, « À propos de la Chine », dans Pierre Mazars, Jean-Marie Dunoyer et Jean Selz (avec la collaboration de François Le Targat, Jean Pigeon et André Kuenzi), L'année de la peinture, Calmann-Lévy, 1980, page 229.
Philippe Koutouzis, Jean-Paul Desroches, Valérie Zaleski, T'ang Haywen, un peintre chinois à Paris (1927-1991), catalogue d'exposition, Musée Guimet, éditions Réunion des musée nationaux, 2024.
La peinture de T'ang Haywen, éditions Galerie Hervé Courtaigne, Paris, 2024.
Emmanuel Bénézit, Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, vol.13, Gründ, 1999.
Lotus Mahé, T'ang Haywen, la peinture de l'exil, éditions Findakly, Paris, 1997.
Christophe Duvivier et Philippe Koutouzis, Chang Dai-Chien, T'ang Haywen, Zao Wou-Ki, maîtres de l'encre - Tradition et modernité de l'encre de Chine au XXe siècle, éditions du Musée Tavet-Delacour, Pontoise, 1996.
(en) Michael Sullivan, Franklin D. Murphy, Art and artists of twentieth-century China, University of California Press, 1996, p. 314.
Balthus (préface), T'ang Haywen, éditions du Musée océanographique de Monaco, 1996.
(en) Davenport's art reference & price guide, vol.1.
(en) Fine modern Chinese oil paintings, drawings, watercolors and sculptures, Sotheby's Taiwan Ltd, 1994, p. 82.
Dominique Ponnau et Jean-Pierre Desroches, T'ang Haywen - Soixante dix lavis, acryliques et aquarelles, coédition des musées de Quimper et Vitré, 1983.
Site officiel de T'ang Haywen Archives Créé en 2015 par Philippe Koutouzis, titulaire des droits de reproduction de l'œuvre de T'ang - membre de l'A.D.A.G.P, Paris depuis 1997 - et préparant le catalogue raisonné de son œuvre, rassemble les informations les plus complètes et à jour sur T'ang Haywen, sa vie, son œuvre et le catalogue raisonné de son œuvre.