Solitude a bien une historicité mais on ne connaît ni sa mère, ni son année de naissance, ni le sexe de son enfant, ni sa condition avant 1794 (libre de couleur ou esclave). Le peu qu'on sait tient à une quinzaine de lignes dans l'Histoire de la Guadeloupe publiée en 1858 par Auguste Lacour, un créole blanc de Guadeloupe, issu d'une riche famille urbaine de la Basse-Terre[1]. Enceinte, elle est capturée en un lieu inconnu à une date inconnue après la défaite et le sacrifice de Delgrès puis exécutée au lendemain de son accouchement. Celui-ci ayant lieu le [2], on en déduit que l'enfant, dont on ne connaît pas le sexe, est né le . La date de l'exécution semble avoir été choisie pour permettre à l'enfant de naître. Les modalités de l'exécution ne sont pas connues : on utilisait alors la pendaison, la guillotine, la roue, le bûcher, la fusillade pour les militaires et d'autres supplices qui furent parfois ordonnés mais ne furent pas appliqués faute de modèle.
L'historien créole blanc de la Guadeloupe Auguste Lacour écrit à son sujet[3] :
« On a vu que les femmes et les enfants arrêtés sur les habitations avaient été envoyés à Palerme[4]. Ces prisonniers d’un genre tout nouveau étaient au nombre de quatre-vingts. Leur existence, depuis leur arrestation, avait été affreuse. Il ne se passait pas d’instant qu’ils n’entendissent débattre la question de leur vie ou de leur mort. Le mulâtre Jean-Christophe insistait pour qu’on les fusillât, disant faussement que ce seraient de justes représailles ; que là où les blancs dominaient, c’était le sort qu’ils faisaient subir aux femmes de couleur. Les négresses et les mulâtresses surtout se montraient acharnées contre les femmes blanches. La mulâtresse Solitude, venue de la Pointe-à-Pitre à la Basse-Terre, était alors dans le camp de Palerme. Elle laissait éclater, dans toutes les occasions, sa haine et sa fureur. Elle avait des lapins. L’un d’eux s’étant échappé, elle s’arme d’une broche, court, le perce, le lève, et le présentant aux prisonnières : « tiens, dit-elle, en mêlant à ses paroles les épithètes les plus injurieuses, voilà comme je vais vous traiter quand il en sera temps ! ». Et cette malheureuse allait devenir mère ! Solitude n’abandonna pas les rebelles et resta près d’eux, comme leur mauvais génie, pour les exciter aux plus grands forfaits. Arrêtée enfin au milieu d’une bande d’insurgés, elle fut condamnée à mort ; mais on dut surseoir à l’exécution de la sentence. Elle fut suppliciée le 29 novembre après sa délivrance. »
On ne sait si Lacour utilise un document écrit aujourd'hui disparu (par exemple un bref rapport), ou s'il retranscrit un témoignage oral.
Biographie romancée
La partie connue et historique de la biographie de Solitude est donc extrêmement succincte. Son personnage est tiré de l'oubli et popularisé par André Schwarz-Bart, qui dans son roman La Mulâtresse Solitude (1972) a largement extrapolé les quelques éléments qu'il extrait du livre de Lacour cité plus haut, en le complétant avec des informations générales issues de livres sur la Guadeloupe de l'époque, notamment La Guadeloupe d'Henri Bangou et La Guadeloupe d'Oruno Lara(en)[5]. Les situations décrites sont avérées, comme notamment la « pariade », une pratique qui consistait à livrer les femmes esclaves aux marins blancs, souvent ivres, avant l’arrivée à quai des navires négriers[6].
Le qualificatif de « mulâtresse » est souvent accolé à son nom, selon le vocable colonial dégradant qui servait à désigner une personne métisse[7],[8]. Ce terme injurieux et méprisant, utilisé par les négriers et les colons, est imaginé par les esclavagistes, notamment par Moreau-de-Saint-Méry, pour exprimer à quel point les personnes résultant d'alliances entre Européens et Africains sont contre-nature et méprisables. Le terme « mulâtre » tire son origine de celui de « mulet », qui sont des animaux stériles, produits de la saillie d’un cheval et d'une ânesse[9].
En 1877, le romancier Gustave Aimard avait déjà inventé un parcours à Solitude en faisant d'elle, sans fondement historique, la maîtresse du général Richepance[10].
Naissance et esclavage
Tous les éléments qui suivent concernant Solitude sont inventés par André Schwarz-Bart.
Née vers 1772, Rosalie (qui se renommera Solitude plus tard) est la fille de Bayangumay, captive africaine, violée par un marin blanc sur un navire négrier[11] qui la déportait aux Antilles.
Solitude est séparée de sa mère lorsqu'un colon remarque qu'elle a la peau et les yeux clairs ; il l'assigne en tant que domestique de maison, catégorie dite supérieure dans la hiérarchie des esclaves[12]. Quand l'abolition de l'esclavage est décrétée en 1794, elle intègre une communauté marronne de Guadeloupe[13], installée à Goyave et dirigée par le Moudongue Sanga[12],[14].
Résistance antiesclavagiste
Début , au moment de la Révolution française, des troubles et des émeutes agitent la Guadeloupe. Louis XVI est exécuté et la Terreur se répercute dans les Antilles. Des familles de planteurs, ainsi que des membres du clergé, sont exécutés ou en fuite. Les résistants, anciens esclaves, forment des communautés marrones. Le , la Convention nationale abolit l’esclavage et fait de tous les hommes peuplant les colonies des citoyens français jouissant des mêmes droits. Cependant, au moment où la nouvelle parvient en Guadeloupe, l’île est occupée par les Anglais[15]. De plus, le lobby des planteurs, membres de l’aristocratie sucrière présente sur l'île, estime que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne peut s’appliquer aux Noirs[16].
Napoléon Bonaparte et le puissant lobby colonial, avec à sa tête Cambacérès, deuxième consul, et Talleyrand, ministre des Relations extérieures[8], chargent le général Antoine Richepance de mater toute rébellion et de rétablir l'esclavage en mettant les résistants aux fers. Le , quatre mille soldats, membre du corps expéditionnaire de la force coloniale débarquent à Pointe-à-Pitre[8],[15]. Six jours plus tard, le , le colonel d'infanterie abolitionniste et intellectuel d'origine martiniquaise[15]Louis Delgrès lance un appel à la résistance et publie une proclamation intitulée À l'Univers entier, le dernier cri de l'innocence et désespoir. La loi sur la traite de noirs et le régime des colonies du remet en cause l'abolition[17]. Elle est suivie par le rétablissement de l’esclavage, qui est officialisé en Guadeloupe par l'arrêté consulaire du 27 messidor an X (), signé par Napoléon Bonaparte[18].
Solitude se rallie à l'appel de Louis Delgrès et combat à ses côtés pour la liberté. Enceinte de trois mois de son compagnon Maïmoun[19], résistant marron récemment déporté d’Afrique, qui combat avec elle, et armée d’un pistolet, elle participe à tous les combats, tout comme Marthe-Rose, la compagne de Louis Delgrès[15].
Au bout de plusieurs jours de combat, les forces coloniales acculent trois cents résistants dans l'habitation fortifiée d'Anglemont, à Matouba[18] et mènent un siège violent[15]. Le , tout espoir perdu, Louis Delgrès fait truffer le bâtiment de barils de poudre. Lorsque l’armée y pénètre, le , le bâtiment explose. Parmi les trois cents résistants retranchés, quelques-uns survivent, parmi lesquels Solitude, qui n'est pas exécutée comme les autres survivants, en raison de sa grossesse[15]. En effet, les colons souhaitent qu'elle accouche avant de la mettre à mort, afin de vendre son enfant à un propriétaire esclavagiste[19]. Arrêtée, Solitude est condamnée à mort et emprisonnée. Elle met au monde un garçon, le [15]. Les sources indiquent qu’elle est « suppliciée » le lendemain, le [18].
Projet d'arrêté sur le rétablissement de l'esclavage à la Guadeloupe, 27 messidor an X (16 juillet 1802).
Arrêté consulaire sur le rétablissement de l'esclavage. Circulaire du préfet colonial de la Guadeloupe du 27 messidor an X (16 juillet 1802).
En 1999, une statue de Jacky Poulier est dressée à sa mémoire au carrefour de Lacroix, sur le boulevard des Héros aux Abymes, quartier de Baimbridge, à la Guadeloupe.
En 2007, une statue est érigée à Bagneux (Hauts-de-Seine) à l'occasion de la commémoration de l'abolition de l'esclavage et de la traite négrière. Bagneux est jumelée avec la ville de Grand-Bourg, située sur l’île de Marie-Galante, l'une des îles composant l'archipel guadeloupéen et la région administrative Guadeloupe. Cette œuvre, composée de bois d’Afrique (iroko) et de métal, est, selon son créateur le sculpteur Nicolas Alquin, « le premier mémorial au monde dédié à tous les esclaves résistants ». L’œuvre rappelle le « Nègre de fer mis au fer dans sa propre peau[21] ».
En 2008, Pascal Vallot s'est inspiré de sa vie pour une comédie musicale.
En 2011, dans le cadre d'un projet de construction de logements, la ville d'Ivry-sur-Seine décide de dénommer une voie nouvelle « allée de la mulâtresse Solitude » qui est inaugurée en 2014.
Une rue est inaugurée à son nom dans la ville des Abymes en Guadeloupe : la rue Mulâtresse-Solitude[22].
Le sentier Solitude, une randonnée en Guadeloupe, porte son nom.
En 2022, La Poste émet un timbre à l'effigie de Solitude[26]. Il est toutefois critiqué par l'historien René Belenus, qui y voit des anachronismes et anomalies[10].
Le 10 mai 2023, Vitry-sur-Seine inaugure l'esplanade de la Mulâtresse-Solitude, lors de la journée nationale des mémoires de l’esclavage, de la traite et de leurs abolitions[28].
Notes et références
↑Alain Buffon, « Regard d’un historien créole sur la révolution. Auguste Lacour, 1805-1869 », Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe, no 106, , p. 49–90 (ISSN0583-8266 et 2276-1993, DOI10.7202/1043283ar, lire en ligne, consulté le ).
↑Auguste Lacour (préf. Jacques Adélaïde-Merlande), Histoire de la Guadeloupe, vol. 3 : 1798-1803, livre IX, Basse-Terre, (1re éd. 1858, réédition EDCA), « VI », p. 311.
↑« camp dominant de Palerme à Dolé qui ferme l'itinéraire principal reliant Basse-Terre à Pointe-à-Pitre et qui renfermait le butin humain de 80 femmes et enfants de colons arrêtés sur les habitations en ce début de mai et que Gobert délivrera in extremis » ; cf. Max Etna, « 1802 : la guerre de la Guadeloupe ou la géographie en marche avec la liberté », dans Bulletin de la Société d'histoire de la Guadeloupe, 2002, (131), p. 47–60, en part. p. 50.
↑Catherine Rovera, « « La femme Solitude de Guadeloupe ». Ce que nous dit l’avant-texte de La Mulâtresse Solitude », Continents manuscrits. Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraïbe, diaspora, no 16, (ISSN2275-1742, DOI10.4000/coma.6673, lire en ligne, consulté le ).
↑Marie-José Corentin-Vigon, « À propos de La mulâtresse Solitude », dans Franck Chaumon et Okba Natahi, Des solitudes, Erès, (ISBN9782749255712), p. 133-146.
↑ a et b« Victimes de l’esclavage : qui était Solitude, la « mulâtresse », dont la statue est inaugurée à Paris ? », Le Monde, (lire en ligne, consulté le ).
↑ a et bAFP, « Esclavage: inauguration à Paris de la statue de la Guadeloupéenne Solitude », L'Express, (lire en ligne, consulté le ).
Maryse Condé, La Civilisation du bossale, L'Harmattan, .
Arlette Gautier, Les sœurs de Solitude, Paris, Éditions caribéennes, , 284 p. (BNF34835594, DOI10.4000/BOOKS.PUR.128424).. Éd. remaniée de la thèse soutenue sous le titre : « Les femmes esclaves aux Antilles françaises (XVIIe – XIXe siècle) », Paris, EHESS, 1982.
Kathleen Gyssels, Filles de Solitude, L'Harmattan, (ISBN2-296-30665-9).
Henri Bangou, La Guadeloupe, histoire de la colonisation de l'île, vol. 1 : 1492-1848, L'Harmattan, (ISBN978-2858028450).
Sylvia Serbin, Reines d'Afrique et héroïnes de la diaspora noire, Sépia, .
Frédéric Régent, La France et ses esclaves : De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Grasset, , 368 p..