Par-dessus bord (pièce de théâtre)
Par-dessus bord est une pièce de théâtre en « six mouvements » écrite par Michel Vinaver entre 1967 et 1969. Connue pour sa grande envergure, l'auteur la qualifie lui-même de « monstrueuse». Inspirée par sa propre expérience de PDG au sein de Gillette France, la pièce raconte la lutte d'une entreprise familiale de papier toilette contre une multinationale américaine pour survivre sur le marché français. Après la succession mouvementée du poste de PDG, la PME Ravoire et Dehaze doit se réinventer à travers de nouvelles stratégies marketing. Cette pièce-fleuve (60 personnages, 25 lieux, 7 heures de représentation) existe en quatre versions du texte publiées par l'auteur: l'intégrale, la Brève, la Super-brève, l'Hyper-brève. La pièce est mise en scène initialement par Roger Planchon en 1973 au Théâtre national populaire à Villeurbanne dans une version écourtée par le metteur en scène. Elle est ensuite mise en scène dans sa version intégrale au Théâtre populaire romand par Charles Joris en 1983, puis pour une première fois en France, par Christian Schiaretti en 2008 au Théâtre national populaire. RésuméPar-dessus bord est composé de fragments narratifs entremêlant des références réalistes, mythologiques, quotidiennes, historiques et ordinaires, dont l'intrigue principale a pour sujet la lutte de deux entreprises sur le marché du papier toilette français: la PME familiale Ravoire et Dehaze et la multinationale américaine United Paper. À cette intrigue centrale se mêlent un grand nombres de fils secondaires qui se situent au niveau de l'entreprise, de l'intime ou de l'Histoire. Anne Ubersfeld, historienne du théâtre dont de nombreux travaux portent sur l'œuvre de Michel Vinaver, identifie quatre intrigues s'entremêlant les unes aux autres et qu'elle détaille de la manière suivante :
Résumé par « mouvements »Premier mouvement : Cartes sur tablesJean Passemar, un cadre administratif aux ambitions littéraires, rejoint l’entreprise Ravoire et Dehaze, le premier fabricant de papier toilette en France. Confrontée à une compétition acharnée venant des entreprises américaines, Ravoire et Dehaze, sous la direction de Fernand Dehaze, et avec l’appui de son fils Olivier, lance un nouveau produit appelé Bleu Blanc Rouge, visant à évoquer le patriotisme français[2]. Deuxième mouvement : Bleu-Blanc-RougeÀ la suite de l’échec du produit Bleu Blanc Rouge, la tension monte au sein de l’entreprise. Les conflits éclatent, notamment entre Benoît, fils illégitime de Fernand Dehaze, qui cherche à évincer son frère Olivier. Ces tensions culminent avec la chute de Fernand Dehaze dans un coma, exacerbant encore les divisions internes[2]. Troisième mouvement : La prise du pouvoirAprès la disparition de leur père, Benoît réussit à évincer Olivier et prend le contrôle de l’entreprise. Parallèlement, Jiji, fille de Lubin (un représentant de l’entreprise), rencontre dans un club de jazz le pianiste Alex Klein, un survivant d’Auschwitz, et lui propose de l’épouser[2]. Quatrième mouvement : Mousse et BruyèreAvec Benoît à sa tête, l’entreprise Ravoire et Dehaze connaît un vent de changement. Benoît engage de jeunes cadres dynamiques et fait appel à des conseillers en marketing, Jenny et Jack, conduisant au développement d’un nouveau produit : Mousse et Bruyère. Pendant ce temps, Olivier trouve du réconfort auprès de Margerie, l’épouse de Benoît[2]. Cinquième mouvement : Le triompheBenoît entend poursuivre la modernisation de Ravoire et Dehaze. Introduisant des restructurations et s’entourant de nouveaux talents, il établit Mousse et Bruyère comme un produit phare. Cependant, ce succès a des répercussions, avec certains employés, comme Mme Bachevski et Lubin, quittant l’entreprise. Tandis que Benoît fomente d’autres projets d’expansion, mais le financement reste un obstacle. À nouveau, il parvient à convaincre le banquier Ausange de lui accorder sa confiance[2]. Sixième mouvement : Le festin de mariageJiji et Alex Klein célèbrent leur mariage et Alex rejoint l’équipe de direction de Ravoire et Dehaze. Pendant ce temps, Olivier et Margerie déménagent à San Francisco. En parallèle, Benoît annonce non seulement son mariage imminent avec Jenny Frankfurter, mais également la fusion de Ravoire & Dehaze avec sa rivale américaine, United Paper Co. Quant à Jean Passemar, ses aspirations littéraires demeurent intactes[2]. Contexte d'écriture initialAnnées 68 et capitalismeComme le dit Michel Vinaver lui-même, le texte est fortement imprégné du contexte des années 1968 :
La pièce apporte une réflexion sur les bouleversements socio-économiques survenus aux alentours de Mai 68 et sur le capitalisme. Bien que critique, le positionnement de l'auteur vis-à-vis du capitalisme reste compliqué à interpréter. En tant que cadre-dirigeant d'une entreprise industrielle, Michel Vinaver profite d'un point d'observation «qui donne à ses pièces une précision et une finesse de description inégalées»[4] sur le monde de l'entreprise, mais c'est dans cette perspective descriptive que réside aussi «la difficulté de savoir si elle constitue toujours un discours critique sur le capitalisme»[4]. Il dit lui-même ressentir un sentiment ambivalent vis-à-vis du capitalisme moderne et n'avoir aucun besoin de dénoncer unilatéralement ce milieu[5]. Dans un entretien, Michel Vinaver raconte les changements apportés par le développement du marketing dont il est lui-même témoin et qu'il thématise dans Par-dessus bord :
Ecriture: double-vieDepuis 1966, Michel Vinaver occupe le poste de PDG chez Gillette France, laissant peu de temps pour l'écriture. La première version de Par-dessus bord est principalement écrite durant les vacances d'été 1968 et 1969[7], lui permettant de libérer dans l'écriture la matière qu'il a emmagasinée[8]. Dans cette pièce, l'auteur concilie ces deux activités: l'écriture et être PDG. Il commente lui-même la genèse de son œuvre:
Lieux et personnagesChaque mouvement s'ouvre sur une didascalie indiquant plusieurs lieux. En dehors des indications de lieux et de personnages, les didascalies sont rares dans le texte. Chaque mouvement se déroule dans plusieurs espaces, sans que le passage de l'un à l'autre soit explicité. Dans l'édition originale, les personnages sont listés selon l'ordre hiérarchique de l'entreprise, puis ceux ne faisant pas partie de Ravoire et Dehaze.
ThèmesPassemar : un double de l'auteurPassemar, employé de l'entreprise et écrivain est un « double fictif de l'auteur par sa posture distancée, légère et ironique avec laquelle il envisage le monde de l'entreprise en spectateur et en dramaturge bien plus qu'en acteur »[4].Celui écrit cette pièce de théâtre afin de « tâter de la possibilité qu'offrait la littérature en cas de chômage »[10]. D'abord « chef du service administratif des ventes », il est ensuite assigné à un stage de marketing, sans grand succès, avant de retourner à son poste initial.
Au début de la pièce, Passemar résume lui-même les actions qui vont avoir lieu.
MythologieLe personnage de M. Onde incarne le double de Georges Dumézil, auteur de l'ouvrage comparatiste Loki[13], paru en 1948. Dans la pièce, M. Onde enseigne une leçon au Collège de France sur le mythe nordique de l'affrontement entre deux peuples de dieux : les Ases et les Vanes. Le conflit entre les deux peuples se résout par le succès populaire que rencontre un dieu adverse retenu en otage chez les Ases et qui sera élu comme magistrat suprême. Dans la mise en parallèle avec la lutte de Razoire et Dehaze contre sa concurrente américaine, elle apparaît alors comme une bataille entre les dieux. Mondialisation capitaliste et américanisationLe patron Dehaze annonce lui-même les changements qui bouleversent l'entreprise : « [...] la France a un retard considérable à rattraper sur le reste des pays à niveau élevé de développement nous vivons dans un monde en profonde transformation et pour survivre et pour vaincre il faut que nous nous transformions aujourd'hui [...] le vent actuellement souffle d'Amérique c'est un vent desséchant et violent »[14]. En thématisant les enjeux liés à la mondialisation et l'américanisation de la société, la libéralisation des mœurs, l’avènement du marketing qui sous-tend la société de consommation et des loisirs, ainsi que l’établissement d’une civilisation régie par les logiques de la concurrence et du management entrepreneurial, la pièce est régulièrement assimilée à une "épopée du capitalisme"[15]. Spécificités de la pièceL'écriture de Michel Vinaver se démarque par l'absence totale de ponctuation. L'auteur livre dans ses notes (1967-1969) deux raisons principales :
Au-delà de cette particularité stylistique, l'écriture de Michel Vinaver entremêle les répliques et les fils de l'action. Pour Jean-Pierre Sarrazac, les positionnements dynamiques de ces phrases représentent un véritable travail de montage[17]. Simon Chemama prolonge cette réflexion et voit dans ces « brusques juxtapositions » de véritables «entrelacs réalistes», renvoyant à l'idée de «magma»[18]. Cette recherche se poursuit par la suite dans l'écriture des différentes versions. Influences et intertextualitésAu fil de notes «En cours d’écriture de Par-dessus bord» prises entre 1967 et 1969, Michel Vinaver dresse la liste des diverses œuvres qui ont contribué à l’écriture de la pièce:
Aussi, inspiré par l’esthétique dadaïste ou cubiste du montage et du collage, Vinaver met en scène un «théâtre minimal» où les “choses brutes (micro-événements, gestes, paroles)[20]. Entre apparition du marketing dans les années 1970, références à la Shoah, élaboration à la fois sérieuse et ironique d’un «théâtre total», mais aussi les emprunts au aristophanesques conjugant le haut et le bas, jusque dans ses aspects scatologiques, leur «juxtaposition abrupte permet d'établir des connexions, d'avancer dans la connaissance, en forçant un accès vers le réel», faisant de cette pièce un «theatrum mundi» tourné vers le réel, dans les mots de Marie-Hélène Boblet[21]. Les tensions quotidiennes à l’œuvre dans le capitalisme contemporain, fondent une guerre commerciale prenant les atours d’une guerre mythique où s’affrontent des Dieux. Un esprit avant-gardiste imprègne également Par-dessus bord, évoquant la tradition du «Théâtre Total» (Living Theatre). Gerald Garutti voit ainsi dans cette somme écrite en 1967-69, la conjugaison de sept dimensions, entre «souffle épique et portée mythique, rire farcesque et matrice comique, drame shakespearien et théâtre total - avec, en prime, un désenchantement post-moderne»[22]. Le marché, autrefois perçu comme une terre d’opportunités sans fin, apparaît désormais comme un champ de ruines, illustrant la fin d’une époque d’innocence dans le monde du capitalisme. Gérald Garutti y voit ainsi une «épopée du capitalisme», avec ses managers «titanesques», s'approcherait de la grandeur d'une Iliade pour le monde contemporain; la pièce atteindrait ainsi une dimension épopéique, sans tenir un discours surplombant sur le capitalisme néolibéral, mais en dégageant sa complexité sur le mode de l‘ «heuphorie d‘un âge homérique»[23]. Dans cette représentation contemporaine, le capitalisme est célébré, évoquant un monde où l’abondance de la production et la promotion se mêlent à la consommation et à la mondialisation qui marquent les Trente Glorieuses. VersionsIl existe quatre versions établies et publiés par l'auteur[24] et d'autres variantes dont il valide la conception sans en faire des textes à son nom. Il résume:
Version "Intégrale"Ce qui précède traite principalement de cette version, car c'est la plus longue avec environ 62'000 mots[25]. La version «Intégrale» est publiée par L’Arche Éditeur en 1972, rééditée par le Théâtre Populaire Romand, Canevas Éditeur, 1983. Version "Brève"Michel Vinaver a, dès les premiers instants, l'intention de produire des versions plus compactes. Il décrit une volonté «d'émincissage (néologisme qu'il invente depuis le verbe émincer), de tronquage, et de téléscopage» ou même de «laisser fondre» le texte. La version «Brève», est écrite en 1970[25] et est publiée au Théâtre complet volume 3, L’Arche Éditeur, 2004[26]. Version "Super-brève"La version «Super-brève» écrite deux ans après la Brève paraît dans la première édition du Théâtre complet aux Actes Sud et L’Aire en 1986. Avec ces deux premières réductions, Vinaver veut rendre sa pièce "dramatiquement plus viable" pour simplifier sa mise en scène et réduire sa longue durée. Cependant, il ne retire aucun personnage de la composition initiale[25]. Elle sort dans la première édition du Théâtre complet (volume 1, Actes Sud et L’Aire) en 1986[26]. Version "Hyper-brève"La version «Hyper-brève» ne compte plus qu'environ 23'000 mots pour approximativement deux heures trente de représentation. La genèse de cette pièce diffère des deux brèves antérieures. En effet, il écrit l'Hyper à la suite de la version scénique proposée par Jérôme Hankins à l'ENS en 1990, ainsi qu'en repiochant dans des parties abandonnées de l'Intégrale. Cette version sort en 2003 (Théâtre complet, volume 2, Actes Sud)[26]. Pour la première fois, l'auteur tire des personnages. Poursuivant les premières éliminations d'Hankins (Etienne Ravoire, Panafieu et maître Rendu), il évince également le révérend père Motte, un garçon de café, une secrétaire, des ouvriers de l'entreprise, des infirmières. Ces délitements ont pour conséquences de laisser certaines répliques comme suspendue et surprenante[25]. Mises en scèneVinaver a beaucoup insisté sur la nécessité de multiplier les metteurs en scènes pour chacune de ses pièces, appelant ces derniers à se les approprier – idée bâtie sur la nécessité de multiplier les regards, et refusant toute position de surplomb. Vinaver fait d’ailleurs référence aux diverses mises en scènes des œuvres de Shakespeare: «Tous les metteurs en scène coupent, taillent dedans, ce qui n'empêche pas ses pièces de tenir le coup»[27]. De la même façon, le personnage de Passemar – qui apparaît comme le double, sinon la figure “bouffonne”[28] de l’auteur –, une fois parvenu à la fin de l’écriture de sa propre pièce au terme de Par-dessus bord, va dans le même sens: «Elle est un peu trop foisonnante je ne m'opposerai pas à certaines coupures mais ce que je souhaiterais préserver c'est cette structure dont je n'ai pas scrupule à avouer que je l'ai empruntée à Aristophane»[29]. Les coupures favoriseraient néanmoins la mise en scène d’une pièce écrite «contre le théâtre»[30]. CréationsVersion écourtéeEn 1973, le metteur en scène Roger Planchon (qui refuse de créer une pièce de sept heures) adapte le texte à la scène en le raccourcissant, avec l'accord de l'auteur. La pièce dure trois heures et demi et est inaugurée le 13 mars 1973 à Villeurbanne au Théâtre national populaire. Cette création est ensuite reprise au Théâtre de l'Odéon en mai 1974 après que d'importantes coupures aient été effectuées. Distribution: André Dussolier, Jean Bouise, Maurice Teynac, Madeleine Ozeray, Marcel Dalio, Fred Personne, Roland Bertin, Claude Lochy, Edward Meeks, Isabelle Sadoyan, Jeanne Champagne, Florence Camarroque, Jean Barney, Michel Berto, Tanya Lopert, Lucienne Le Marchand, Madeleine Ozeray, Marcel Dalio, Monique Delaroche, Jean Michaud, Jean-Claude Montalban Assistante de mise en scène, Myriam Desrumaux; scénographie, Hubert Monloup ; Costumes, Jacques Schmidt; Chorégraphie René Goliard assisté par Françoise Gres; Lumière, André Diot; Son, André Serre. Cette mise en scène est reçue comme une critique directe du système économique : «[...] Par-dessus bord de Michel Vinaver [...] donne enfin la parole aux responsables, toujours condamnés sans explication sérieuse, de l'escroquerie intellectuelle où mène l'économie de profit fondée sur la consommation de masse.»[31] "L'Intégrale"Par-dessus bord est créé dans sa version intégrale en 1983 en Suisse, au Théâtre Populaire Romand à La Chaux-de-Fonds, dans la mise en scène de Charles Joris. Distribution: Evelyne Bisarre, Jean-Vincent Brisa, Guy Delafontaine, Giorgio Di Nella, Bernard Escalon, Fiorello Falciani, Laurence Favre, Bernard Garnier, Jacques Maeder, Christiane Magraitner, Sara Maurer, Jacqueline Payelle, Bertrand Picard, Yves Raeber, Yanneck Sidlow, Claude Thébert, Guy Touraille, Edith Winkler, Michel Weber, Doris Vuillemier. Le dispositif scénique est un système de passerelles surplombant la salle et la mise en scène repose sur le « seul déplacement » des comédiens et des comédiennes[32]. Cette représentation (qui dure plus de sept heures) rencontre un «vif succès» auprès du public, incitant le Théâtre populaire romand à programmer des représentations supplémentaires[33]. Autres mises en scène
Prix et diffusionPar-dessus bord dans sa version intégrale a obtenu le Grand Prix du Syndicat de la Critique pour le meilleur spectacle théâtral en 2008 dans la mise en scène de Christian Schiaretti[34].
La pièce a été nommée aux Molières 2009 dans la catégorie auteur francophone vivant[36],[37] Adaptations et traductions
Notes et références
Bibliographie
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