Endophasie

L’endophasie est une certaine forme de manifestation du langage humain qui est audible uniquement par le locuteur, raison pour laquelle elle est qualifiée de langage intérieur.

Le terme endophasie (du grec endo, signifiant dedans et phasie, signifiant parole) a été inventé en 1892 par Georges Saint-Paul[1], médecin philosophe. Plusieurs disciplines (philosophie, médecine, psychologie, linguistique) ont tenté de s'emparer de ce phénomène. Il a pu faire l'objet d'études empiriques variées malgré la difficulté d'étudier un langage propre à chaque individu.

Histoire de la problématique

La problématique générale du langage intérieur est bien plus ancienne que celle de l’endophasie. Le langage intérieur a été étudié, dès la Grèce antique, en philosophie par Platon notamment, pour qui la pensée est « un dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même »[2]

Alors que pendant l’Antiquité et le Moyen Âge la philosophie formulait le problème d’un point de vue « théologico-métaphysique », vers la fin du XIXe siècle le questionnement a été déplacé vers une perspective psychologique et linguistique, focalisée sur les thèmes du dédoublement normal et pathologique du locuteur, des hallucinations auditives ou encore des ressorts cachés de l’appareil phonatoire[3].

C’est en 1892 qu’apparaît pour la première fois le terme d’endophasie sous la plume du médecin et philosophe Georges Saint-Paul. Cette même année Saint-Paul lance une enquête par questionnaire sur le langage intérieur, adressée à un large public[4] et qui, en quelques mois seulement[5], recueille plus de 200 réponses. Bien qu’aujourd’hui les observations notées par les participants n’aient pas de véritable statut de données scientifiques et qu’elles relèvent plutôt de « mises en scène (…) d’une intériorité quotidienne »[6], Georges Saint-Paul les considère à l’époque comme des reflets directs de différents types de fonctionnement cérébral.

Typologie

Selon Georges Saint-Paul, il existe trois types de langage intérieur, qu’il nomme monoeidique, dueidique et trieidique[1],[7]. Pour les distinguer, il se base sur les différentes sortes d’images mentales : auditive, visuelle et motrice, qui sont reprises dans l’incitation insérée dans son questionnaire : « entendez-vous, lisez-vous, prononcez-vous mentalement les mots de votre pensée »[8]. Les individus qui utilisent une seule des trois images correspondent au type monoeidique, ceux chez qui prédominent deux images sur trois au type dueidique, et enfin les individus qui correspondent au type trieidique se servent des trois images simultanément. Cependant, Saint-Paul considère ce dernier comme exceptionnel.

Études empiriques

La difficulté majeure de l’étude empirique de l’endophasie réside dans la nature contradictoire ou paradoxale[9],[10] du phénomène lui-même, qui consiste dans le fait que le sujet « étudié » et le sujet « étudiant » sont un seul et même individu ; le sujet étant le seul à pouvoir observer son propre langage intérieur, il doit donc – en principe – s’étudier lui-même. Par ailleurs, des divergences d’interprétation des phénomènes observés peuvent apparaître du fait que les apports des auteurs proviennent principalement d’intuitions et d’expériences personnelles[9]. Toutefois, des études empiriques ont pu être réalisées dans trois cadres disciplinaires différents. Tout d’abord, en médecine l’enquête par questionnaire réalisée par Georges Saint-Paul a sollicité l’observation intérieure de plusieurs centaines de participants.

Dans la psychologie du début du XXe siècle, Lemaître a réalisé une étude sur l'idéation (production des idées) en contexte scolaire (avec des élèves de 12-14 ans)[11]. D’autres études psychologiques[12] se sont focalisées soit sur les rapports entre la parole intérieure et la lecture visuelle, mettant en évidence l’importance de la visualisation dans les lectures silencieuses ; soit sur l’émission d’une parole intérieure pendant la résolution de tâches non verbales.

Enfin, les œuvres littéraires ont également fourni un matériau pour l’étude du langage intérieur. D’une part, certaines œuvres mettent en scène un « monologue intérieur » ou « courant de conscience »[13]. D’autre part, les phases préparatoires d’œuvres littéraires relèvent d’une « endophasie écrite »[14]. Sur le plan théorique, la conception d'Édouard Dujardin offre quelques éléments sur la mise en place du méta-discours sur le monologue intérieur[15].

Controverses

Un premier indice de controverse sur le problème du langage intérieur réside dans les termes mêmes qui désignent ce phénomène : parole intérieure, langage intérieur, endophasie, monologue intérieur et courant de conscience désignent chacun une représentation différente de ce phénomène[15].

Ensuite, deux controverses majeures concernent la discipline qui est la plus en mesure d’étudier le langage intérieur ainsi que le statut du langage intérieur en regard de la pensée. Traditionnellement, le problème du langage intérieur a relevé, pendant plusieurs siècles, de la philosophie. Puis, à partir du XIXe siècle, les disciplines scientifiques se sont intéressées à ce phénomène, en commençant par la médecine et l’étude réalisée par Georges Saint-Paul. Parallèlement, des études cliniques sur l’aphasie ont tenté de mieux comprendre l’endophasie également.

Par la suite, deux autres disciplines scientifiques se sont ajoutées à la médecine : la psychologie de la fin du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle, avec les travaux de V. Egger, J. Piaget et L. Vygotski et, au début du XXIe siècle, la linguistique : Gabriel Bergounioux a proposé le terme d’« endophasiologie » pour désigner la discipline linguistique dédiée à l’étude du langage intérieur[10].

En ce qui concerne le statut du langage intérieur en regard de la pensée, dans la tradition philosophique occidentale les deux phénomènes sont considérés comme identiques[16]. Quant à Saint-Paul, il considère le langage intérieur plutôt comme un reflet du cerveau[4]. Pour Vygotski le langage intérieur se distingue de la pensée, tout en étant de nature psychologique[17]. Gabriel Bergounioux considère pour sa part que le langage intérieur conserve sa nature proprement linguistique.

Notes et références

  1. a et b Saint-Paul 1892
  2. Puech 2001, p. 16.
  3. Puech 2001.
  4. a et b Carroy 2001.
  5. L’enquête est lancée au mois de mars et les résultats sont publiés au mois de juin (Saint-Paul 1892b).
  6. Carroy 2001, p. 55.
  7. Bourdon 1904
  8. Saint-Paul 1892 cité par Carroy 2001, p. 52.
  9. a et b Philippe 2001
  10. a et b Bergounioux 2001.
  11. Binet 1904
  12. Sokolov et Cleland 1972
  13. Voir par exemple l’article d’Aucouturier, 1957 sur les textes de Tolstoy et Rabatel 2001.
  14. Ainsi Grésillon, 2002 analyse en ces termes les ébauches de La Bête humaine d’Émile Zola.
  15. a et b Rabatel 2001.
  16. Chiesa 1992.
  17. Friedrich 2001

Voir aussi

Bibliographie

  • Hélène Lœvenbruck, Le Mystère des voix intérieures, Denoël, , 352 p. (lire en ligne)
  • Michel Aucouturier, « Langage intérieur et analyse psychologique chez Tolstoj », Revue des études slaves, no 34,‎ , p. 7-14 (lire en ligne)
  • Gabriel Bergounioux, « Endophasie et linguistique », Langue française, no 132,‎ , p. 106-124 (lire en ligne)
  • Gabriel Bergounioux, « Esquisse d’une histoire négative de l’endophasie », Langue française, no 132,‎ , p. 3-25 (lire en ligne)
  • Alfred Binet, « Lemaître, “Observations sur le langage intérieur des enfants” », L’année psychologique, no 11,‎ , p. 643-644 (lire en ligne)
  • Benjamin Bourdon, « Le langage intérieur et les paraphasies », L’année psychologique, no 11,‎ , p. 644-645 (lire en ligne)
  • Jacqueline Carroy, « Le langage intérieur comme miroir du cerveau : une enquête, ses enjeux et ses limites », Langue française, no 132,‎ , p. 48-56 (lire en ligne).
  • Curzio Chiesa, « Le problème du langage intérieur dans la philosophie antique de Platon à Porphyre », Histoire Épistémologie Langage, no 14,‎ , p. 15-30 (lire en ligne).
  • Janette Friedrich, « La discussion du langage intérieur par L.S. Vygotskij », Langue française, no 132,‎ , p. 57-71 (lire en ligne)
  • Almuth Grésillon, « Langage de l'ébauche: parole intérieure extériorisée », Langages, no 147,‎ , p. 19-38 (lire en ligne)
  • Gilles Philippe, « Le paradoxe énonciatif endophasique et ses premières solutions fictionnelles », Langue française, no 132,‎ , p. 96-105 (lire en ligne)
  • Christian Puech, « Langage intérieur et ontologie linguistique à la fin du 19e siècle », Langue française, no 132,‎ , p. 26-47 (lire en ligne).
  • Alain Rabatel, « Les représentations de la parole intérieure », Langue française, no 132,‎ , p. 72-95 (lire en ligne).
  • Georges Saint-Paul, Essais sur le langage intérieur, Lyon, Storck,
  • Georges Saint-Paul, « Enquête sur le langage intérieur. Questionnaire », Revue scientifique,‎
  • Georges Saint-Paul, Le langage intérieur et les paraphasies : La fonction endophasique, Paris, Félix Alcan, (lire en ligne)
  • Georges Saint-Paul, L’art de parler en public : L’aphasie et le langage mental, Paris, Doin, (lire en ligne)
  • A. Sokolov et Donald L. Cleland, « Recherches américaines et soviétiques sur la “parole intérieure” », Communication et langages, no 16,‎ , p. 21-34 (lire en ligne)
  • Victor Egger, La parole intérieure : Essai de psychologie descriptive, Paris, Germer Baillière, (lire en ligne)

Articles connexes

Lien externe