Eau vive et eau morteL'eau vive et l'eau morte, ou l'eau de la vie et l'eau de la mort (en russe : живая и мёртвая вода) constituent un motif récurrent dans les contes, notamment slaves et baltes. Un aspect particulier de l'eau miraculeuseLe motif de l'eau miraculeuse qui rajeunit, qui guérit ou qui ressuscite est présent dans la mythologie et le folklore du monde entier. Ainsi par exemple, dans le conte allemand recueilli par les frères Grimm et intitulé L'Eau de la vie (Das Wasser des Lebens), un roi mourant envoie-t-il ses fils à la recherche de l'eau qui le guérira ; le même thème se retrouve dans plusieurs contes russes similaires, comme L'Eau de jeunesse et la Fille-Roi[1]. L'Eau de la Vie (Water of Life) fait l'objet de la rubrique AT 551 dans la classification Aarne-Thompson-Uther . Toutefois, outre cette eau régénérante, les contes russes évoquent fréquemment, tantôt « l'eau vive et l'eau morte », tantôt « l'eau de force et l'eau de faiblesse »[2] ; ces motifs ont été étudiés pour eux-mêmes, notamment par Vladimir Propp. Tandis que l'eau morte et l'eau vive, utilisées successivement et dans cet ordre (par friction ou aspersion) permettent de faire revenir à la vie un personnage dont le corps a pourtant été coupé en morceaux, l'eau de force et l'eau de faiblesse, utilisées alternativement, font gagner ou perdre sa vigueur à celui qui en boit ; bien entendu, ce n'est que par méprise, à la suite d'une ruse de son adversaire, qu'il en vient à boire l'eau de faiblesse. Exemples tirés des contes russesIvan Tsarévitch, l'Oiseau de feu et le Loup grisDans ce conte, le tsarévitch a été tué et décapité par ses frères jaloux de son succès : « Ivan-Tsarevitch gisait mort dans la plaine, et déjà, les corbeaux tournaient autour de lui »[3]. Le loup gris, son fidèle auxiliaire, se saisit alors d'un petit d'un corbeau et ne lui promet de le relâcher que si le corbeau lui rapporte « une fiole d'eau vive et une fiole d'eau morte » d'au-delà de vingt-neuf pays, dans le trentième royaume. Le corbeau finit par rapporter deux fioles pleines. Le loup déchire alors le corbillat en deux, puis ressoude les deux parties avec l'eau morte, et le ressuscite avec l'eau vive. Devant ce succès, il procède de même avec Ivan Tsarévitch, qui se réveille, bâille et déclare : – Oh, que j'ai dormi longtemps. – Et sans moi, tu dormirais encore, lui répond le loup. Maria des Mers (Maria Morevna)Dans Maria Morevna, l'eau intervient ici sous deux aspects différents, celle qui donne la force et celle qui ressuscite : d'abord Ivan Tsarévitch, par pitié, donne successivement trois seaux d'eau à boire à Kochtcheï qui, enchaîné, n'avait pas bu une goutte depuis dix ans. Au troisième seau, celui-ci recouvre toutes ses forces, brise ses chaînes et s'enfuit[4]. Par la suite, Kochtcheï découpera Ivan en morceaux[5], qu'il jettera à la mer dans un tonneau[6]. Un aigle récupère le tonneau, tandis qu'un corbeau et un faucon s'envolent à la recherche de l'eau morte et de l'eau vive. Le corbeau asperge les morceaux d'eau morte et le corps se ressoude, puis le faucon l'asperge d'eau vive et Ivan se réveille, de la même manière que dans le conte du loup gris. L'Arbre qui chante et l'Oiseau qui parleDans une variante de ce conte, une vieille femme déclare à une jeune fille qui lui fait visiter son jardin qu'il n'y manque que trois choses : l'eau vive, l'eau morte et l'oiseau qui parle. Ses deux frères partent à la recherche de ces merveilles mais échouent, pétrifiés pour s'être retournés malencontreusement ; la jeune fille se met elle-même en route, et grâce à un vieillard qu'elle a bien traité, parvient à un puits où elle trouve les objets de sa quête. S'en retournant, elle asperge d'eau morte et d'eau vive des pierres dressées qui redeviennent des êtres humains, et parmi lesquelles se trouvaient ses frères pétrifiés. Autres contes populaires
Contes littérairesDans le poème en vers de Pouchkine Rouslane et Lioudmila, le héros Rouslane, qui a été tué traîtreusement, est ressuscité par un magicien finnois qui est allé puiser l'eau morte et l'eau vive à deux sources mystérieuses. Mythologie balteAlgirdas Julien Greimas étudie le motif de « l'eau guérissante et l'eau de la vie »[11] à propos d'un conte lituanien, Le Soleil et la Mère des vents. Le héros a été égorgé par une ragana (sorcière), qui a jeté ses poumons et son foie[12] à la mer. Les quatre Vents, alertés par un signe de vie (les pommes du verger se sont flétries) parviennent à les soustraire à une énorme écrevisse qui les emportait dans son trou, et le Vent du Nord rapporte du fond de la mer l'eau qui guérit (en lituanien : gydantis) et l'eau de la vie (gyvasis ou gyvuonis), grâce à quoi ils ressuscitent le héros. Greimas signale que, dans le groupe de contes contenant ce motif, l'eau à action thérapeutique a pour effet, selon le cas, de guérir le malade, faire recouvrer la beauté, rajeunir, ou faire recouvrer la vue. Le héros, une fois frictionné, se retrouve sveikas gyvas, « sain et vivant »[13]. L'homme destiné au rajeunissement doit en règle générale d'abord être coupé en morceaux, puis « ressoudé » et ressuscité. Il insiste sur le fait qu'il s'agit bien de deux types de remèdes distincts (« le principe de vie ne se confond pas avec le principe de santé »). La sveikata (« santé »[14]) serait l'impression de l'intégralité de la personne, garantissant la permanence de son âme : « il faut d'abord trouver l’âme et la remettre dans le corps, et ensuite seulement essayer de ranimer cet ensemble psychosomatique ». Dans d'autres contes, jeunesse et beauté sont conférées par un bain dans du lait bouillant, issu des vaches de fer d'Aušrinė (déesse de l'étoile du matin, de la jeunesse et de la beauté, analogue à Vénus) – mais le roi indigne qui tente cette thérapie meurt ébouillanté. Analogies avec des contes d'autres cultures
Commentaires de William RalstonLe spécialiste britannique de la culture russe William Shedden Ralston consacre plusieurs pages de son ouvrage Russian Folk-Tales (Londres, 1873)[17] à ce sujet. Il indique les différents cas (eau de force et de faiblesse...) et propose des parallèles avec des contes de divers pays (contes norvégien, kirghize...). Il signale un passage du Kalevala finnois[18] dans lequel la mère du héros Lemminkäinen parvient à reconstituer, puis à ressusciter son fils, aidée par l'abeille Mehiläinen qui lui rapporte du miel et des onguents du Ciel (comme dans les contes russes, le héros s'étonne en se réveillant d'avoir dormi si longtemps, ce à quoi sa mère lui répond que sans elle, il aurait dormi bien plus longtemps encore). Ralston évoque aussi une légende tamoule dans laquelle un double charme (incantations), issu d'un livre de magie, permet, d'abord de recréer un corps, puis de lui réinsuffler la vie. Selon les cas, l'eau miraculeuse provient parfois d'un puits, d'une source (elle est parfois défendue par un serpent enroulé tout autour, ou encore par des montagnes qui se referment) ou d'un lac. Ralston mentionne le conte russe de La Fille-Tsar[19], ainsi que celui du Cul-de-jatte et de l'Aveugle[20] dans lequel les deux infirmes se débarrassent de leur infirmité grâce d'abord à l'eau de guérison (les jambes repoussent, les yeux se reforment), puis à l'eau de la vie : jambes et yeux se remettent à fonctionner. L'hypothèse de Vladimir ProppLe folkloriste russe Vladimir Propp a consacré une étude à ce motif, qui lui semble remarquable, dans Les Racines historiques du conte merveilleux[21]. Pour répondre à deux questions essentielles : d'où vient cette eau ? et pourquoi est-elle double ? il s'appuie sur le mythe d'Ishtar, revenue des Enfers, et sur les formules grecques trouvées dans des tombes sur les lamelles d'or de Petilia[22] et qui donnaient des indications au défunt (initié de son vivant au culte orphique) pour s'orienter dans l'autre monde : il y verrait deux sources, l'une à sa gauche, bordée d'un cyprès blanc (l'eau de l'Oubli), l'autre à sa droite, coulant du lac de Mémoire. Seule cette dernière est gardée, et c'est vers elle que doit se diriger l'âme du défunt. Propp considère qu'il s'agit là de l'eau « morte », c'est-à-dire destinée aux morts, l'autre eau correspondant à l'eau « vive ». L'aspersion d'eau morte, dans le conte russe, constituerait alors une sorte de rite funéraire, qui garantirait que le cadavre est réellement mort, échappant à l'errance entre le royaume des vivants et celui des morts (et ne risquant pas de revenir sous forme de vampire). Le vivant qui veut entrer au royaume des morts n'utilise que l'eau vive ; l'homme qui, sur le chemin de la mort, souhaite revenir parmi les vivants, devrait donc user des deux eaux successivement. Propp considère que les deux dualités : eau vive / eau morte, et eau de force / eau de faiblesse, représentent au fond une seule et même chose, mais il les distingue de l'eau qui guérit, rajeunit ou vivifie, laquelle est mentionnée pour les deux mondes. Récupérations contemporainesL'expression « eau vive et eau morte » est ancrée dans la mémoire populaire russe et fait l'objet de récupérations à caractère commercial, pseudo-scientifique et plus ou moins mystique. L'eau vive et l'eau morte y sont présentées comme des panacées à la fois dérivant de la médecine traditionnelle et résultant de l'électrolyse de l'eau[23]. Notes et références
Bibliographie
Articles connexes
Liens externes |