Le petit nègre, autrement dénommé pitinègue, français tirailleur ou forofifon naspa, est un pidgin utilisé entre environ et par des soldats ouest-africains et leurs officiers blancs dans certaines colonies françaises et consistant en une version simplifiée du français[1]. Par extension, cette expression a été utilisée pour désigner plus largement les autres langues simplifiées. Le petit nègre était enseigné aux habitants indigènes dans l'armée coloniale française[2]. Ce langage est maintenant largement perçu comme raciste[3],[4].
Maurice Delafosse, administrateur colonial et linguiste spécialiste des langues africaines, est un des premiers à rédiger en une description du petit nègre, qu'il qualifie de « simplification naturelle et rationnelle de notre langue si compliquée »[8]. Il en donne une description syntaxique qui tient en une vingtaine de lignes.
La Première Guerre mondiale entraîne un afflux important de conscrits originaires de l'Afrique subsaharienne dans l'armée française, les tirailleurs sénégalais, qui souvent ne parlent pas le français. Même si le bambara est relativement répandu parmi eux, ils parlent généralement des langues différentes et la constitution d'un corps d'interprètes semble trop complexe à mettre en œuvre[9]. Les autorités françaises décident donc d'imposer aux Africains un français simplifié, appelé le « français tirailleur ».
En paraît un manuel militaire intitulé Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais[10], qui décrit les règles du français tirailleur : « Ce qui importe avant tout c'est de fixer le moule dans lequel il faudra couler la phrase française pour nos tirailleurs connaissant quelques mots de notre langue. » Cet ouvrage est à destination des gradés francophones afin de leur permettre de « se faire comprendre en peu de temps, de leurs hommes, de donner à leurs théories une forme intelligible pour tous et d'intensifier ainsi la marche de l'instruction ».
En , le Nouveau Larousse illustré définit le « petit nègre » en ces termes : « Langue française réduite à des formes élémentaires que les littérateurs font parler aux nègres des colonies françaises, mais qui en réalité n'existe pas »[11]. En , dans le Larousse du XXe siècle, il est défini comme un « français élémentaire qui est usité par les Nègres des colonies »[12],[13].
Analyse
Selon la linguiste Laélia Véron, le français dit « petit nègre » est issue d'une idéologie coloniale et vise en fait à « enseigner un sous-français à des personnes auxquelles on ne voulait pas donner la citoyenneté française »[14].
Caractéristiques
Les indications ci-dessous sont tirées de l'ouvrage écrit en par Maurice Delafosse[8], cité plus haut.
infinitif pour le présent ou le futur, pour tous les verbes (sauf « être » qui n'existe pas), précédé du pronom personnel exemple : « moi parler » ;
certains verbes des autres groupes sont utilisés sous la forme d'un infinitif en remplaçant la terminaison par celle d'un verbe du premier groupe, exemple : « vouler » au lieu de « vouloir », ou parfois en supprimant le « r » final (« parti » au lieu de « partir »).
La négation est marquée par le mot « pas » placé après le verbe (« lui parti pas »).
L'article est supprimé (« son maison ») ou au contraire maintenu de façon permanente comme un préfixe du nom (« son la‑maison »).
Le verbe « gagner » est employé très fréquemment, de même que l'expression « y a » (ou « y en a ») comme particule verbale (pour « il y a » ou « il y en a ») : « moi y a gagné perdu » (signifiant « j'ai perdu ») ; l'expression « moi y a dit » est caractéristique du français tirailleur.
Certains mots empruntés au français populaire ou à la terminologie maritime sont fréquemment employés : « mirer » (pour « regarder »), « amarrer » (pour « attacher »).
↑Paul Wijnands, Le français adultère, ou, Les langues mixtes de l'altérité francophone, Paris, Publibook, coll. « EPU. Lettres & langues. Linguistique », , 142 p. (ISBN2-7483-0929-4), p. 119 [lire en ligne].
« Nègre », Base historique du vocabulaire français (BHVF) : « - «M. de Fourtou ne pouvait cependant pas parler petit nègre, pour être plus bref [...]» Le Charivari, , la - M.H. » ;
citant Bernard Quemada (dir.), Matériaux pour l'histoire du vocabulaire français (MH), vol. 3 de la 2e série : Datations et documents lexicographiques (DDL), Paris, Didier, coll. « Publications du Centre d'étude du français moderne et contemporain » (no 7), , 230 p. (BNF34701805).
↑Jean de La Guérivière, Les fous d'Afrique : Histoire d'une passion française, Paris, Seuil, coll. « L'histoire immédiate », , 379 p. (ISBN2-02-037217-7), p. 20.
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
Sources primaires d'époque :
Maurice Delafosse, « Petit-nègre », dans Vocabulaire comparatif de plus de 60 langues ou dialectes parlés à la Côte d'Ivoire, Paris, Leroux, , p. 263–265 [lire en ligne]
Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, Paris, Imprimerie militaire universelle L. Fournier, , 35 p. (lire en ligne).
Sources secondaires :
Sénamin Amedegnato et Sandra Sramski, Parlez-vous petit nègre ? : Enquête sur une expression épilinguistique, Paris, L'Harmattan, coll. « Sociolinguistique », , 134 p. (ISBN2-7475-4819-8, lire en ligne).
(en) Andrei A. Avram, « Kolonial-Deutsch and Français Tirailleur : A comparative overview », dans Daniel Schmidt-Brücken (dir.), Susanne Schuster (dir.) et Marina Wienberg (dir.), Aspects of (Post)Colonial Linguistics : Current Perspectives and New Approaches (contributions à la First Bremen Conference on Language and Literature in Colonial and Postcolonial Contexts (BCLL) organisée par l'International Association for Colonial and Postcolonial Linguistics (IACPL) à l'Université de Brême, – ), Berlin et Boston, De Gruyter, coll. « Koloniale und Postkoloniale Linguistik » (no 9), , 273 p. (ISBN978-3-11-044222-9, 978-3-11-043690-7 et 978-3-11-043402-6, DOI10.1515/9783110436907-006), p. 101–130 [lire en ligne].
Laurent Dornel et Sophie Dulucq, « Le français en Afrique Occidentale Française », Diasporas. Histoire et sociétés, no 2 « Langues dépaysées », , p. 154–161 (lire en ligne).
Alessandro Costantini, « Écrivez-vous petit-nègre ? : La parole française écrite en situation d'énonciation coloniale et sa représentation », Ponti / Ponts : Langues, littératures, civilisations des pays francophones, Milan, Cisalpino Istituto Editoriale Universitario - Monduzzi Editore, no 8 « Monstres », , p. 109–136 (ISBN978-88-323-6204-6).
Maurice Houis, « Une variété idéologique du français : Le “langage tirailleur” » (conférence au IVe colloque international des études créoles à Lafayette (Louisiane), – ), Afrique et Langage, no 21, , p. 5–17.
Gabriel Manessy(en), « Français-tirailleur et français d'Afrique », Langues et Cultures, Cahiers de l'Institut linguistique de Louvain (CILL), vol. 9, nos 3-4 « Mélanges offerts à Willy Bal », , p. 113–126, repris dans Michel Beniamino (dir.) et Claudine Bavoux (dir.), Les Français en Afrique noire : Mythe, stratégies, pratiques, Paris, L'Harmattan, coll. « Espaces Francophones », , 244 p. (ISBN2-7384-2974-2), chap. 6, p. 111–119 [lire en ligne].
(de) Manfred Prinz, « Überlegungen zur Sprache der “Tirailleurs” », dans János Riesz (dir.) et Joachim Schultz (dir.), “Tirailleurs sénégalais” : Zur bildlichen und literarischen Darstellung afrikanischer Soldaten im Dienste Frankreichs / Présentations littéraires et figuratives de soldats africains au service de la France, Francfort-sur-le-Main, Berne, New York, Peter Lang, coll. « Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft » (no 13), , 280 p. (ISBN3-631-41555-9), p. 239–259.
(en) Hedvig Skirgård, Français Tirailleur Pidgin : A corpus study (thèse de Master of Arts en linguistique), Departement de linguistique de l'université de Stockholm, , 71 p. (lire en ligne [PDF]).
Cécile Van den Avenne, « Bambara et français-tirailleur. Une analyse de la politique linguistique de l'armée coloniale française : la Grande Guerre et après », Documents pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde, Société internationale pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde (SIHFLES), no 35, , p. 123–150 (DOI10.4000/dhfles.1115, HALhalshs-00356207, lire en ligne).
Cécile Van den Avenne, « Petit-nègre et bambara : La langue de l'indigène dans quelques œuvres d'écrivains coloniaux en Afrique occidentale française », dans Christine Queffélec et Danielle Perrot-Corpet (dir.), Citer la langue de l'autre : Mots étrangers dans le roman, de Proust à W. G. Sebald (actes du colloque Citer la langue de l'autre : Fonctions du pérégrinisme dans les œeuvres de fiction du XXe siècle, organisé par l'équipe de littérature comparée du centre de recherche LERTEC (Lecture et réception du texte contemporain) à l'Université Lyon-2, – ), Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Passages », , 222 p. (ISBN978-2-7297-0798-9, HALhalshs-00356208v2), p. 77–95.
Cécile Van den Avenne, « « Les petits noirs du type y a bon Banania, messieurs, c'est terminé » : La contestation du pouvoir colonial dans la langue de l'autre, ou l'usage subversif du français-tirailleur dans Camp de Thiaroye de Sembène Ousmane », Glottopol, no 12, , p. 111–122 (HALhalshs-00356206, lire en ligne).
Cécile Van den Avenne, « Reprise et détournement d'un stéréotype linguistique : Les enjeux coloniaux et postcoloniaux de l'usage du « petit nègre » dans la littérature africaine », dans Lise Gauvin (dir.), Cécile Van den Avenne (dir.), Véronique Corinus (dir.) et Ching Selao (dir.), Littératures francophones : Parodies, pastiches, réécritures, Lyon, ENS Éditions, coll. « Signes », , 285 p. (ISBN978-2-84788-361-9), p. 263–275 [lire en ligne].
Cécile Van den Avenne, « De l’authenticité du petit-nègre », dans De la bouche même des indigènes : Échanges linguistiques en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, coll. « Empires », , 268 p. (ISBN978-2-36358-251-5), p. 139–162.
Cécile Van den Avenne, « La fabrication textuelle du « français africain » : Entextualisation, mises en scènes, réceptions », Langue française, no 202, , p. 61–75 (DOI10.3917/lf.202.0061, lire en ligne).