Non credo (Berlioz)
Le Non credo de Berlioz fait référence à un article d'Hector Berlioz paru le dans le Journal des débats, à la suite de trois concerts donnés à Paris par Richard Wagner. L'article a été ensuite intégré dans le recueil À travers chants, publié en 1862. Expression, sous une forme originale, de l'esthétique musicale de Berlioz, le Non credo annonce la rupture définitive avec Wagner, lors de la création houleuse de Tannhäuser à l'Opéra de Paris en 1861. En conclusion de son article, Berlioz oppose à la musique de l'avenir wagnérienne un certain nombre de mises en garde :
Au plus fort de la controverse provoquée par la musique de Wagner, le prélude de l'opéra Tristan et Isolde en particulier, l'article a créé l'événement. Il est devenu ensuite l'objet de commentaires très violents dans les ouvrages musicologiques, majoritairement acquis à la cause wagnérienne, à la fin du XIXe siècle. Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour une réévaluation du Non credo de Berlioz par des musiciens et des critiques musicaux, qui en ont reconnu la valeur esthétique de manière plus objective. ContexteXIXe siècle : Berlioz ante WagnerL'opinion musicale conservatrice se trouve résumée dans la formule suivante :
— A. Gasperini, Le Siècle, Paris, 1858[1]. Critiques : Berlioz pro WagnerAux yeux des critiques musicaux du milieu du XIXe siècle, Berlioz et Wagner étaient deux représentants d'une même tendance musicale. Parmi les nombreux articles rassemblés par Nicolas Slonimsky dans son Lexicon of musical invectives (« Lexique d'invectives musicales »), il est remarquable d'observer qu'un Paul Scudo applique les mêmes termes, à dix ans de distance, pour condamner les œuvres de Berlioz et de Wagner[note 1] :
— Paul Scudo, Critique et Littérature Musicales, Paris, 1852[2].
— Paul Scudo, L'année Musicale, Paris, 1862[3]. 1860 : Wagner à ParisEn , Wagner arrive à Paris, « puissamment protégé et financièrement armé pour entreprendre un assaut décisif[4] ». Selon Henry Barraud, « l'élite du public parisien n'ignorait rien de sa renommée croissante, et il y eut un grand mouvement de curiosité autour des trois concerts symphoniques annoncés sous sa direction ». Quelques jours avant le premier d'entre eux, Wagner envoya à Berlioz la partition de Tristan avec ce mot :
Le , tout Paris était présent au Théâtre italien. Le concert « déchaîna les passions dans les deux sens, comme devaient faire Pelléas ou Le Sacre du printemps[4] ». Le programme comprenait les partitions suivantes :
L'article de BerliozSelon Henry Barraud, « certes, il n'aimait pas cette musique, mais il ne pouvait s'empêcher d'en admirer certains aspects. Il le dit très clairement et sans mesurer ses termes dans une lettre à son ami Morel[5] ». Dans son article du Journal des débats, le , il doit adopter une approche « nuancée, en forçant sur les éloges de telle manière que nul lecteur objectif ne peut voir dans cet article autre chose qu'un hommage éclatant, assorti de réserves qui lui donnent d'autant plus de valeur[5] » :
En fait, Berlioz ne distribue pas au hasard les éloges, ni le blâme. « À un seul ouvrage, Berlioz se montre nettement hostile, c'est l'ouverture de Tristan et Isolde[5] », réaction qu'Henry Barraud juge « inévitable » :
L'article se termine par « une prise de position à l'égard de la musique de l'avenir, vocable sous lequel, un peu partout en Europe, on avait pris l'habitude de présenter les idées esthétiques de Wagner et de son école. En fait, il n'y avait là qu'une locution, une locution qui n'avait pas de sens par elle-même, et qui n'en aurait revêtu que dans la mesure où une doctrine claire et cohérente l'aurait prise comme en-tête[5] ». Or, si « on ignorait cette doctrine à Paris, Berlioz ne l'ignorait pas, au fond, beaucoup moins que ses compatriotes, malgré ses contacts avec Wagner. C'est pourquoi la fin de son article prend une forme quelque peu équivoque[7] » :
CredoHenry Barraud néglige « la première partie de la profession de foi de Berlioz. Ce à quoi il donne son adhésion, c'est évidemment tout ce qui, dans la notion musique de l'avenir, peut être appliqué à la sienne[7] ». Berlioz le reconnaît d'ailleurs volontiers : « Mais tout le monde en est ; chacun aujourd'hui professe plus ou moins ouvertement cette doctrine, en tout ou en partie. Y a-t-il un grand maître qui n’écrive ce qu’il veut ? Qui donc croit à l’infaillibilité des règles scolastiques, sinon quelques bonshommes timides qu’épouvanterait l’ombre de leur nez, s’ils en avaient un ?… Je vais plus loin : il en est ainsi depuis longtemps. Gluck lui-même fut en ce sens de l’école de l’avenir ; il dit dans sa fameuse préface d’Alceste : Il n’est aucune règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet[8] ». De ce plaidoyer pro domo, en somme, on retiendra les points suivants, auxquels d'autres compositeurs se sont montrés sensibles au XXe siècle, Edgar Varèse[9] et Harry Partch[note 2],[10] en particulier. Liberté de la musique
Effets et causes musicales
L'opéra et le chant
Non credoLes dernières pages de l'article consacré à la musique de l'avenir ont davantage retenu l'attention. Abandon de la musique classique
Selon Henry Barraud, qui se livre à une analyse minutieuse de cette seconde partie, « cela définit en grande partie le style de Wagner, et totalement celui de ses successeurs, qu'ils aient cru pouvoir tirer de son esthétique, après y avoir étroitement adhéré, des conséquences lointaines plus ou moins légitimes (Schönberg, Alban Berg) ou qu'ils aient réagi contre elle, ce qui est une autre manière d'accuser son influence (Debussy et l'école française, l'école russe)[7] ». Intellectualisation de la musique
Henry Barraud observe que « l'école dodécaphonique, tenue à tort ou à raison pour l'héritière du wagnérisme dans l'époque actuelle, va au-delà de ce principe, puisque même l'idée est sacrifiée à des combinaisons abstraites d'intervalles[14] ». Exaspération de la musique
Berlioz reprend plus loin son allusion aux Femmes savantes de Molière (acte II, scène vii, v.543) : « Je suis de chair comme tout le monde ; je veux qu’on tienne compte de mes sensations, qu’on traite avec ménagement mon oreille, cette guenille.Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. . Selon Henry Barraud, « si ce principe n'est pas dans la musique même de Wagner, on pourrait penser qu'il y est peut-être en puissance, et la musique du XXe siècle en est l'illustration[14] ». Prouesses vocales
Selon Henry Barraud, « C'est en effet avec Wagner que la musique a commencé à violenter les voix en exigeant d'elles des performances athlétiques qui touchent au domaine de la haute compétition sportive, tendance qui s'est accusée par la suite et contre laquelle une partie de la musique contemporaine commence à réagir[14] ». Hypertension des lignes vocales
Henry Barraud reconnaît que « les neuf dixièmes des drames lyriques modernes obéissent à cette directive et l'usage des intervalles les plus inchantables est constant dans la musique de Schönberg et de son école[14] ». Dans son Traité de l'orchestration, publié en 1954, Charles Koechlin compare des passages de Siegfried et d'Erwartung en ajoutant que « nous ne pouvons qu'admirer les dons musicaux, la sûreté d'attaque des cantatrices à qui ces œuvres sont dévolues[16] ». Virtuosité de l'exécution
Selon Henry Barraud, « Presque tous les compositeurs depuis Wagner ont vécu dans la confiance que les progrès, dans la technique des instruments, autorisaient toutes les audaces[14] ». Charles Koechlin met en garde les apprentis compositeurs contre les difficultés inutiles : « La simplicité des moyens reste préférable. On est surpris, à la lecture, que les plus frappants des effets soient obtenus par des maîtres avec « presque rien » : ce rien qui en réalité est tout, et qu'il ne s'agissait que de trouver. On en voit plus d'un exemple chez Weber, Berlioz, Bizet, Claude Debussy, et même Maurice Ravel[17] ». Derniers points
Henry Barraud considère ces « septième et huitième points » comme « des outrances qui ne valent pas d'être relevées. Mais, dans l'ensemble, il apparaît que Berlioz a parfaitement décelé vers quoi le génie de Wagner menait la musique[14] ». RéactionsRéponse de Wagner« Nul doute que Wagner n'ait senti que l'attaque allait au cœur même de la question. » Sa réponse à Berlioz, dans le même journal, « lui donnait l'occasion de préciser sa position de principe, non sur la musique, mais sur les rapports du théâtre et de la musique. En fait, il ne répondit dans sa réplique à aucun des points abordés par Berlioz[18] » :
Devant tant de dénégations, Henry Barraud conclut : « En somme, ce dialogue entre deux grands musiciens est un dialogue de sourds. Ils mettent en commun dans leurs propos le mot avenir, et chacun parle de ce qui le préoccupe et qui n'a rien à voir avec ce qui préoccupe l'autre[20] ». Berlioz, Wagner et l'amitiéSur le plan humain, cependant, l'amitié entre les deux compositeurs n'était jamais réellement éteinte, malheureusement brouillée par divers éléments extérieurs. À propos d'un article de Berlioz sur Fidelio, Wagner lui écrit une lettre « dans un français macaronique[20] » :
Berlioz lui répond dans une lettre « affectueuse et très désenchantée[20] » :
Dominique Catteau a finement analysé la phrase qui termine cette lettre : « Et ne me dîtes plus Cher Maître. Cela m'agace » pour opposer la franchise un peu brusque mais sans arrière-pensée de Berlioz à la courtoisie ondoyante, toujours un peu hypocrite, de Wagner[21]. Pour Henry Barraud, « il n'en reste pas moins que les deux hommes, à un moment donné, se sont vraiment ouverts l'un à l'autre, se sont compris en profondeur[22] ». Cependant, « leurs conceptions musicales étaient trop opposées pour que Berlioz et Wagner pussent faire cause commune[23] ». 1861 : Tannhäuser et la ruptureLa création parisienne de Tannhäuser, le , mit un terme aux protestations d'amitié de Wagner et aux réponses désabusées de Berlioz. Cette représentation fut l'occasion, plutôt que d'un scandale public, d'une cabale organisée par les membres du Jockey Club[24]. Mais, pour comprendre la réaction de Berlioz à cette occasion, Henry Barraud juge indispensable de considérer d'abord « l'horrible injustice d'une telle différence de traitement[25] » entre Wagner, protégé de la princesse Metternich, épouse de l'ambassadeur d'Autriche à Paris, et Berlioz « anéanti, découragé, convaincu de sa défaite. Comment pourrait-on attendre l'acte d'héroïsme qu'aurait été une acceptation joyeuse du triomphe de son rival ? Comment l'homme qui avait dans ses cartons la partition des Troyens, dont personne ne voulait, aurait-il pu supporter de voir l'Opéra de Paris dépenser sans compter (cent soixante mille francs) et aligner en quelques semaines cent soixante-quatre répétitions pour monter Tannhäuser[25] ? » De la « regrettable explosion de joie dont il salua le scandale de la première[25] », la postérité a surtout retenu la dernière phrase d'une lettre adressée à son fils Louis, le :
Les commentaires que cette simple phrase a entraîné sont si nombreux, et souvent si peu mesurés sous la plume de partisans de Wagner, qu'Henry Barraud en vient à douter de l'intention même de Berlioz : « Vengé de quoi ? De la cabale de Londres contre Benvenuto [le [26]] ? C'est en tout cas devant une cabale identique que Tannhäuser venait de s'effondrer[25] ». ConséquencesBerlioz n'écrit pas d'article dans les journaux pour rendre compte de cette création catastrophique. Or, si « en cette occasion, il a écrit deux lettres de trop, on lui a fait grief de ce qu'il n'ait rien écrit du tout sur Tannhäuser dans les Débats. Toutefois, on oublie que sa décision était prise avant le scandale[24] », comme en témoigne une autre lettre à son fils, du :
Le triomphe de WagnerDans un article de 1879 consacré à Berlioz et Wagner, Adolphe Jullien, qui se présente comme « berliozien », revient sur les événements de 1860-1861 en termes « wagnériens ». Le commentaire de la lettre de Berlioz à son fils est singulièrement tranchant : « Il fut surtout puni de sa conduite inqualifiable envers Wagner, lui qui n'avait pas compris qu'en aidant à la chute de Tannhäuser, il assurait celle des Troyens à courte échéance, auprès d'un public qui devait exalter les deux novateurs, sans discerner, ou les exterminer tous deux[27] ». Adolphe Jullien n'a pas de mots assez durs contre Berlioz : le compositeur français « ne se connaît plus de rage[28] », tout à sa « haine » et à son « aveuglement » contre Wagner[27]… En conclusion de son article, ce critique présente la création des Troyens comme un enterrement : « De guerre lasse, ces malheureux Troyens abordèrent enfin au Théâtre-Lyrique, où ils échouèrent au port : la ruine de cet opéra payait la ruine de l'autre. Et Berlioz mourut de cette catastrophe. Wagner, à son tour, était cruellement vengé[29] ». Le clan wagnérien ne s'est pas réellement intéressé à la correspondance de Berlioz. Henry Barraud note que, « deux ans après le scandale, en meilleure situation pour se montrer objectif, il écrivait, après une audition de Tannhäuser à Weimar[24] » :
La critique ne montra pas plus d'indulgence. Dans sa tribune de la Revue des deux Mondes, le , Paul Scudo profite de l'occasion pour accabler ensemble Berlioz et Wagner[30] :
Il convient de signaler la hauteur de vues adoptée par Berlioz, en tant que critique musical. Face au Non credo de 1860, puis au silence devant la création de Tannhäuser, on trouve d'innombrables critiques de ce genre :
— Oscar Comettant, Almanach Musical, Paris, 1861[31]. Parmi les musiciens et les hommes de lettres, Prosper Mérimée témoigne également de son « dernier ennui, mais colossal » à propos de la création de Tannhäuser[31]. Le compositeur Auber écrit en 1863 : « Wagner, c'est Berlioz moins la mélodie. Sa partition du Tannhäuser ressemble à un livre qui serait écrit sans points ni virgules ; on ne sait à quel endroit respirer. L'auditeur étouffe[32] ». Cependant, dès 1861, les manifestations de soutien envers le compositeur allemand se multiplient : Baudelaire adresse à Wagner des lettres pleines d'admiration[33]. Gustave Flaubert résume l'attitude de son temps dans son dictionnaire des idées reçues[34] : « Wagner : Ricaner quand on entend son nom, et faire des plaisanteries sur la musique de l'avenir. » Stéphane Mallarmé compose un sonnet en « Hommage » à l'auteur de Parsifal[35] : Trompettes tout haut d'or pâmé sur les vélins, Au-delà de la polémique1871 : La capitulation de WagnerDans un article du pour Le Matin, Octave Mirbeau, admirateur de la musique de Wagner et farouchement opposé au patriotisme « revanchard » de ses contemporains, revenait sur les circonstances qui avaient imposé le silence à Berlioz et les récriminations de Wagner :
PostéritéDéfense et illustration de BerliozDans un entretien radiophonique du , Charles Koechlin fut le premier à revenir sur le Non credo de Berlioz en termes positifs, opposant la réelle compétence de l'auteur des Troyens aux « inepties d'un Scudo, d'un Albert de Lasalle qui prétendait que Gounod n'avait point le sens de la mélodie, ou de cet ineffable critique anonyme qui prétendait que le premier acte de Carmen était terne et froid ». Cette réévaluation de l'article de 1860 et des chroniques d'À travers chants fut suivie par d'autres commentaires en faveur de Berlioz, avec plus ou moins de sympathie à l'égard de Wagner, toujours considéré en position de rivalité. Le commentaire le plus complet, le plus approfondi, est sans doute celui d'Henry Barraud dans son ouvrage de 1989. Fred Goldbeck publie dans La Revue musicale de 1977 un grand article intitulé Défense et illustration de Berlioz :
Pour Dominique Catteau, le Non credo, « dont les wagnériens se sont servis pour montrer la preuve de l'incompétence de Berlioz à comprendre leur nouveau dieu, pourrait à lui seul, et malgré l'aveuglement calculé de ces derniers, devenir une véritable déclaration universelle des droits, et des devoirs, de l'artiste[38] ». Nietzsche : Berlioz contra WagnerBerlioz et Wagner au XXe siècleHenry Barraud observe, à propos du troisième point du Non credo de Berlioz, qu'il « reste à se demander si tels passages du « Sabbat » de la Fantastique ne brutalisent pas l'oreille au moins autant que la Chevauchée des Walkyries[14] ». Cette question trouve une réponse dans la dernière section de la Musique pour les soupers du roi Ubu, « ballet noir » de Zimmermann (1966), où la « Marche au supplice » de la Symphonie fantastique de Berlioz surpasse en noirceur la « Chevauchée » de la Walkyrie de Wagner, dans un contexte postmoderne[39]. Bibliographie: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article. Ouvrages de Berlioz
Ouvrages de Wagner
Ouvrages généraux
Ouvrages sur Berlioz et Wagner
Liens externes
Notes et référencesNotes
Références
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