Fétichisme de la marchandiseLe concept du fétichisme de la marchandise, parfois précisé en fétichisme de la marchandise et de la monnaie, développé par Karl Marx dans le premier chapitre de son ouvrage Le Capital, décrit un phénomène fondamental propre au mode de production capitaliste. L'auteur souligne que, dans ce système, les marchandises sont erronément perçues comme ayant une valeur d'échange intrinsèque en elles-mêmes et autonome, comme si leur valeur n'avait rien à voir avec l'activité humaine réelle qui les a produites. Aussi, ce concept de fétichisme partage des similitudes avec les idées d'aliénation et d'idéologie dans la pensée de Marx, c'est-à-dire que le fétichisme est une structure engendrant une dépossession de soi-même (=aliénation) également combinée à une fausse conscience dominante (=idéologie) générée par le culte de la marchandise et de la monnaie. Le fétichisme de la marchandise désigne ainsi la manière dont la valeur d'échange des produits finit par être attribuée seulement à leurs qualités, alors que selon la théorie marxiste, la valeur d'échange est une fonction du travail humain, et des rapports sociaux qui rendent l'échange possible. Ainsi, le contexte social dans lequel les échanges sont faits, et son influence sur la valeur des objets, est aussi occulté dans la perspective du fétichisme de la marchandise. Cette illusion conduirait à une transformation des relations entre les gens en simples rapports entre choses. Le monde des objets, devenu autonome, dominerait alors les hommes sous le capitalisme en tant que « domination impersonnelle »[1],[2]. Dans cette perspective, l'argent devient ainsi une véritable puissance divine dont le pouvoir s'exerce sur l'ensemble des pensées et des actions humaines. Le sociologue hongrois marxiste Georg Lukács parlera à ce propos de la « réification » des rapports sociaux[3]. Selon Marx, la force de travail devient également une marchandise: le fétiche-marchandise ne concerne ainsi pas simplement des objets fixes, mais également des activités, elles aussi réifiées et chosifiées. Ce concept repose donc sur l'analyse de la notion de valeur en économie (et la critique marxiste de cette dernière) ; il souligne la place qu'occupe la marchandise dans la vie quotidienne et comment ce fondement du système capitaliste se dérobe à notre compréhension. Selon l'économiste Isaak Roubine, la « théorie du fétichisme est, per se, la base de tout le système économique de Marx, et en particulier de sa théorie de la valeur »[4]. Marx met en parallèle ce concept avec les fétichismes religieux antérieurs au capitalisme : « dans le monde religieux, l'homme est dominé par l’œuvre de son cerveau, il l'est, dans le monde capitaliste, par l’œuvre de sa main »[5]. Le "Fétichisme", un concept précoce dans la pensée de MarxLa réflexion philosophique de Karl Marx sur le concept de "fétichisme" émerge dès ses premiers écrits. Un article de sa plume, en 1842, intitulé Débats sur la loi relative au vol de bois (critiquant une proposition de loi souhaitant interdire aux pauvres de récolter du bois dans les forêts et d'y chasser des lièvres) conclut sur ceci :
Une illusion économico-socialeLe livre I du Capital comporte huit sections qui examinent les divers aspects de la production dans la société capitaliste (monnaie, salaire, plus-value, etc.). Le chapitre I de la première section intitulée "La marchandise et la monnaie", commence par une analyse de la marchandise qui montre qu'elle n'est pas un objet simple : c'est un produit complexe qui possède à la fois une utilité ("valeur d'usage") et une valeur ("valeur d'échange"). C'est la théorie de la valeur de Marx qui établit que la valeur d'échange (qui se manifeste à nous sous la forme du prix de la marchandise) est créée et déterminée par le travail humain et mesurée par la durée du travail humain ("travail général moyen" ou "travail abstrait") qui a été nécessaire à sa production[7]. C'est à la fin de ce chapitre que Marx étudie "Le caractère fétiche de la marchandise et son secret". Dans cette dernière partie, il montre que la valeur d'échange n'apparaît pas pour ce qu'elle est, à savoir le résultat du travail social, mais qu'elle semble être une qualité propre à la chose elle-même. Cette réification qui masque la réalité du travail social est le résultat de l'échange économique[8]. La faculté du travail humain de créer de la valeur (et pas seulement de l'utilité) est un caractère social, puisqu'il est lié au mode de production marchand (mode de production qui n'a pas toujours existé comme le montre cette dernière partie du ch.I) ; mais le fait d'en prendre conscience " ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des produits eux-mêmes"[9]. Comme le dit Ali Bayar: "Les rapports de production entre les hommes prennent la forme de rapports entre les marchandises"[10]. Cette occultation de la réalité (ce n'est pas le travail qui donne de la valeur aux choses mais ce sont les choses qui auraient une valeur en elles-mêmes) ressemble à ce qui se passe dans la religion "où les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants doués de corps particuliers en communication avec les hommes et entre eux". Ce sont les hommes qui créent les dieux mais ils ne s'en rendent pas compte. C'est pourquoi Marx parle de fétichisme, forme de religion animiste dans laquelle on attribue un caractère sacré à certains objets. Cette notion de fétichisme permet de comprendre selon Antoine Artous que "les rapports sociaux capitalistes ne se donnent pas pour ce qu'ils sont - à savoir des rapports d'exploitation"; il y a là une "opacité spécifique" qui consiste "à chosifier un rapport social"[11]. Anselm Jappe, penseur marxien de la Critique de la valeur, émet ainsi cette conclusion sur le rapport entre le phénomène fétichiste religieux et marchand :
Le fétichisme de la marchandise est révélateur d'un phénomène social plus profond par lequel, dans la production capitaliste, la production économique échappe au contrôle des producteurs : elle suit ses propres lois qu'on appelle les lois du marché. Ces lois imposent leurs conséquences indépendamment de notre volonté : recherche permanente d'une rentabilité accrue du capital ; inégalité de répartition des richesses et crises économiques périodiques : "Les humains regardent les marchandises qu'ils ont créées et leurs interactions (les prix, le marché, les crises, etc.) comme des divinités qui les gouvernent"[13]. Le mécanisme de l'illusionDans la société capitaliste, la production se fait en vue de l'échange, mais dans des unités de production séparées et en concurrence les unes contre les autres. La production est dirigée directement par les producteurs marchands isolés, et non par la société. La société ne règle pas directement l’activité de travail de ses membres, elle ne prescrit pas ce qui doit être produit et en quelle quantité. Les liens sociaux entre les unités de production se font uniquement par l'intermédiaire de la marchandise, lorsque celle-ci est mise sur le marché. Ce n'est qu'une fois qu'ils ont mis leurs marchandises sur le marché que les producteurs privés peuvent savoir si leur produit correspond aux exigences sociales, et si leur mode de production particulier correspond au mode de production social. Le marché opère donc une régulation de la production sociale, mais exclusivement par l'échange des marchandises[14]. Les rapports de production sont fondamentalement sociaux, mais cet aspect social paraît n'être qu'une relation entre des objets, entre des marchandises. Il en résulte que la marchandise devient le support de ce rapport de production déterminé, la production marchande. La marchandise est l'objet fétiche ayant pour fonction d'assurer la coordination de la production de toute la société, et elle le fait en voilant le caractère social de la production. Les relations sociales sont remplacées par le marché d'échange des marchandises, qui semble décider de lui-même qui fait quoi, et pour qui. Les relations sociales deviennent ainsi confondues avec la marchandise, qui semble alors empreinte des pouvoirs humains, et qui devient le fétiche de ces pouvoirs. Les hommes, privés de la conscience sociale, deviennent aliénés par leur propre travail. Une conséquence directe est que le fétichisme de la marchandise jette un voile sur les questions politiques mises en jeu dans les relations sociales. Ni l'exploiteur, ni l'exploité (termes qu'emploie Marx) ne sont pleinement conscients de la position politique qu'ils occupent dans la société. Le fétichisme de la marchandise se traduit par un double mouvement : réification des rapports sociaux et personnification des choses (notamment le capital). Après MarxDans son ouvrage majeur intitulé Essais sur la théorie de la valeur de Marx (1928), Isaak Roubine replace la théorie du fétichisme de la marchandise au cœur de la théorie marxiste de la valeur. L'appellation et le concept de fétichisme de la marchandise fut repris par de nombreux auteurs, qui en changèrent la signification. Par ailleurs, la théorie du fétichisme sexuel de Sigmund Freud conduisit à de nouvelles interprétations du fétichisme de la marchandise. Georg Lukács a développé son propre concept, voyant dans la réification (concept approchant le fétichisme de la marchandise) l'obstacle clé au développement de la conscience de classe. Son travail eut une certaine influence sur les philosophes Guy Debord et Jean Baudrillard. Le concept de société du spectacle développé par Guy Debord est parallèle avec le concept de Marx. Jean Baudrillard a développé le concept pour expliquer les sentiments subjectifs qu'éprouve le consommateur envers les biens de consommation. Il s'est intéressé à la mystique culturelle qu'ajoute la publicité sur les produits qu'elle vante, et qui encourage le consommateur à les acheter dans l'illusion de s'approprier ses vertus. La notion du signe chez Baudrillard est également construite sur le modèle de Marx. D'autres comme Thorstein Veblen ont développé des théories sur les signes de puissance que peut envoyer une marchandise particulière. Voir aussi: Consommation ostentatoire. L'école marxienne de la Critique de la valeur (Wertkritik) met beaucoup l'accent sur le fétichisme de la marchandise. Ils étendent cette critique du fétichisme et mettent en avant, via la première section du Capital de Marx, d'autres fétiches et catégories de bases de la "civilisation" capitaliste : le travail (abstrait), l'argent et la (sur)valeur[15]. Cette pensée se rapproche de celle de l'historien et théoricien canadien Moishe Postone. Les principaux penseurs de cette école marxienne hétérodoxe de la Critique de la valeur sont Robert Kurz, Norbert Trenkle, Ernst Lohoff et Roswitha Scholz tandis que la diffusion de cette pensée en France doit beaucoup à Anselm Jappe. Au sein de cette pensée marxienne, le capitalisme est considéré comme un système allant au-delà d'un simple mode de production basé sur l'exploitation et la lutte des classes. Via une analyse centrée sur le concept de fétichisme de la marchandise et du travail abstrait, le capitalisme est perçu comme un mode de production où la domination est principalement et structurellement une "domination impersonnelle". La domination capitaliste est donc structurellement basée sur des automatismes sociaux. Cette domination touche autant les classes dominantes que les classes dominées. Le fétichisme traverse l'ensemble de la société, objectivement et subjectivement. Cette idée que le fétichisme soit une structure aliénante touchant l'ensemble de la société peut se retrouver également chez Marx et Engels, par exemple dans leur ouvrage La Sainte Famille, où il est dit que la bourgeoisie et le prolétariat connaissent tous deux une forme d'aliénation structurelle :
Ainsi, Anselm Jappe propose dans un article apparu dans la revue Jaggernaut en 2019 intitulé Un concept difficile - Le fétichisme chez Marx, un résumé de la pensée de la Critique de la valeur vis-à-vis de la question du fétichisme :
Citations
— Karl Marx, Théories sur la plus-value (Livre IV du Capital)
— Karl Marx, Le Capital, Tome 1
— Karl Marx, Le Capital, Tome 1
— Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »)
— Karl Marx, Le Capital, Tome 1
— Karl Marx, Le Capital, Tome 1 Notes et références
Voir aussiBibliographie
Articles connexesThéoriciens
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