Copule indo-européenneLa présence d’un verbe correspondant au verbe français être, et généralement appelé copule (lat. copula « lien, union [en particulier : de mots] »), constitue un trait commun à toutes les langues indo-européennes. Cet article présente l'origine des formes de ce verbe attestées dans différentes langues, anciennes et actuelles, à partir des formes dont on postule l'existence dans la protolangue indo-européenne (ou « proto-indo-européen », ci-après abrégé i.-e.). Caractéristiques généralesCe verbe a deux significations de base. Dans un contexte peu marqué, c’est simplement une copule (« Je suis fatigué », « Il est là », « C'est une honte ! »), c’est-à-dire une fonction qui peut être exprimée très différemment dans des langues non indo-européennes. Dans un contexte plus marqué, il exprime l’existence (« Je pense, donc je suis ») ; la ligne de partage entre les deux n’étant pas toujours facile à tracer. Certaines traditions grammaticales réservent une place à part au verbe substantif (« Il est un artiste »), à savoir « "être" considéré comme exprimant l'existence réelle ou "substantielle" par opposition aux autres verbes, propres à exprimer l'accident » [pas clair] [précision nécessaire] [1]. De surcroît, beaucoup de langues indo-européennes utilisent ce verbe en tant qu’auxiliaire pour la formation de temps grammaticaux composés (présent progressif anglais « I’m working », passé composé français « Je suis entré »…) On trouvera beaucoup d’autres emplois et valeurs dans les diverses langues. Par exemple, bien qu’à la base, « être » soit un verbe statif, l’anglais le fait fonctionner comme un verbe dynamique dans des expressions figées (ex : You are being very annoying « tu te conduis de façon exaspérante »); le français familier et le russe en font un verbe de déplacement (fr. fam. « J'ai jamais été à Paris », r. Ja nikogda ne byl v Pariže); l'allemand dit 2 und 2 sind 4 [litt. « 2 et 2 sont 4 »] là où le français dit font. La copule est le verbe le plus irrégulier dans de nombreuses langues indo-européennes. Cela est dû partiellement à sa grande fréquence d’emploi, mais aussi au fait que le proto-indo-européen offrait plusieurs verbes susceptibles d’assurer ces fonctions, avec pour résultat que les langues filles ont eu tendance à former, de différentes manières, des paradigmes de verbes supplétifs. Le présent article décrit la manière dont les formes irrégulières se sont développées à partir d’une série de racines. Les racines indo-européennes*h₁es-La racine *h₁es- était certainement déjà une copule en proto-indo-européen[2]. Le degré plein timbre e (voir Alternance vocalique) se retrouve dans certaines formes telles que l’anglais is, l’allemand ist, le latin ou le français est, tandis que le degré zéro a produit des formes commençant par /s/, comme le sanskrit védique smas (3e pl. sánti) ou l’allemand sind, le latin sumus ou le français sommes. En i.-e., *h₁es- était un verbe athématique en -mi, c’est-à-dire que la 1re personne du singulier était *h₁esmi ; cette flexion a survécu dans le sanskrit asmi, le vieux slave есмь (jesmĭ), l’anglais am, etc. On reconstruit généralement l’indicatif présent du verbe pour le proto-indo-européen comme suit :
*bʰuH-La racine *bʰuH- (où H représente une laryngale non déterminée ; *bʰueh₂- selon le LIV[3]) signifiait probablement « croître », mais aussi « devenir ». C’est la source de l’infinitif anglais be et du participe been (les participes germaniques ont un suffixe en -an), aussi bien que, par exemple, du futur bithidh en gaélique écossais, ou de l’infinitif slave, comme le russe быть [byt']. Le /bh/ en i.-e. est devenu /f/ en latin, d’où le participe futur futūrus et le parfait fuī ; le latin fiō « je deviens » dérive aussi de cette racine, ainsi que le verbe grec φύω, d’où proviennent le mot français physique. Jasanoff[4] reconstruit l’indicatif présent de ce verbe comme suit :
*h₂ues-Les avatars de *h₂ues- se traduisent tantôt « être, exister » (cf. vieil anglais wesan et hittite ḫuišzi « (sur)vivre »), tantôt « demeurer, rester » (cf. tokharien B wäs-, avestique vaŋhaiti et védique vásati), mais plus souvent encore : « passer la nuit » (cf. grec homérique íaýō, aoriste aésai et ancien irlandais foaid). Le degré plein timbre e est présent dans le participe allemand gewesen, le timbre o survit en anglais et dans l’ancien haut-allemand was, tandis que le degré long timbre e (*wēs-) a donné l’anglais were. (Le rhotacisme des formes germaniques résulte de la loi de Verner). *h1er-La racine *h1er- signifiait « se déplacer ». C’est probablement là l’origine du radical du présent en vieux norrois : em, ert, er, erum, eruð, eru (les formes des 2es personnes ont été empruntées en anglais : art et are.)[5], et plus tard dans les langues scandinaves. D’autres spécialistes rapprochent ces formes de *h₁es- et présument une alternance grammaticale (/s/→/r/), bien que cela semble difficile à expliquer pour ce radical. *steh₂-La racine *(s)teh₂- survit en anglais stand avec son sens original : « se tenir debout ». De cette racine provient le radical présent de ce qu’on appelle le « verbe substantif » en gaélique irlandais et écossais, respectivement tá et tha. En latin, stō, stare a conservé le sens de « être debout », jusqu’à ce que des formes locales du bas-latin ne commencent à l’utiliser comme copule dans certains contextes. De nos jours, ceci survit dans la mesure où diverses langues romanes l’utilisent comme l’une de leurs deux copules (espagnol, portugais, catalan estar). On constate aussi dans les langues romanes une tendance à utiliser un participe passé dérivé de *steh₂- pour remplacer celui qui dérive de la copule principale (italien stato, français été). Les paradigmes résultantsHittiteLe verbe « être » en hittite est dérivé de la racine indo-européenne *h₁es-.
Sanskrit védiqueLe verbe as « être » en sanskrit védique est dérivé de la racine indo-européenne *h₁es-.
Grec ancienLe verbe eimi « je suis » en grec ancien est dérivé de la racine indo-européenne *h₁es-.
Les deux s de 2 sg. essi, attesté chez Homère et Pindare, ne sont pas d'origine : le groupe ss s'était simplifié dès le stade IE. D'autre part, 3e pl. enti, eisi paraissent reposer sur s-enti avec réinterprétation du e comme élément du radical[6] Langues slavesTableau à valeur indicative. Les paradigmes des langues modernes ne sauraient être calqués sur l'état vieux slave. De nombreuses formes ont été rebâties (par exemple, l'impératif de la troisième personne du singulier en russe n'est vraisemblablement pas un avatar de l'impératif vieux slave) ; la grammaticalisation de l'aspect, les développements de l'aoriste, de l'imparfait et l'apparition du prétérit et des gérondifs ont bouleversé l'économie du système dans les divers idiomes slaves. Remarque: En russe moderne, le verbe être au présent n'est utilisé qu'à la 3e personne du singulier (pour exprimer la possession)
Langues italiquesEn dehors du latin, les langues italiques anciennes sont très peu attestées. Nous connaissons toutefois, en osque : set (ils sont), fiiet (ils deviennent), fufans (ils ont été) et fust (il sera) ; et en ombrien : sent (ils sont). Cette section présente le cas du latin et des langues romanes auxquelles il a donné naissance. En espagnol, portugais, catalan et galicien, et dans une moindre mesure en italien, il existe deux paradigmes parallèles, ser/èsser/essere (du latin esse, être) d’une part, et estar/stare (du latin stare, être debout) de l’autre. Pour simplifier, la table ci-après ne présente que la conjugaison complète du présent, et les formes de la 1re personne du singulier de certains autres temps.
Dans plusieurs langues romanes modernes, le parfait se présente comme un temps composé formé à partir du participe comme en anglais, mais l’ancien parfait latin survit dans le prétérit, d’usage courant en espagnol et en portugais, et dans le passé simple, d’usage littéraire en français, italien et catalan. On constate une tendance, pour le participe passé dérivé de stare (ou plus précisément de son supin, statum) à remplacer celui de la copule principale, dérivée de esse. Par exemple, le participe été en français provient de statum. Langues germaniques
Le vieil anglais conservait les verbes wesan et bēon séparément au travers de ce radical, bien qu’on ne sache pas exactement s’il faisait dans l’usage le même type de distinction systématique que l’on trouve par exemple en espagnol. Au prétérit, toutefois, les paradigmes ont fusionné. Le vieil anglais n’avait pas de participe pour ce verbe. Langues celtesDans les langues celtes les plus anciennes, il existait une distinction entre ce qu’on appelle le verbe substantif (verbum substantivum), utilisé dans le cas où le prédicat était une proposition adjectivale ou prépositionnelle, et la copule, utilisée lorsque le prédicat était un nom. Ce contraste se maintient de nos jours dans les langues gaéliques, mais s’est perdu dans les langues brittoniques. La conjugaison des verbes en vieil irlandais et en moyen gallois était la suivante :
Les formes du présent du verbe substantif en vieil irlandais, ainsi que le gallois taw (cfr. le moy. cornique otte, atta « il y a », vx. breton to « c’est »), proviennent de la racine i.-e. *(s)teigʰ- « subir, faire un pas ». Les autres formes dérivent des racines *h₁es- et *bʰuH-. Le gallois mae signifiait à l’origine « voici » (cf. yma « ici »). En langue gauloise, on connaît le présent du subjonctif à la 3e personne du singulier : buet(-id), bueθ (de *buet-se), et du pluriel : *biont(-utu)[7]. En gaélique moderne, les flexions personnelles ont pratiquement disparu, mais la négation et l’interrogation sont marquées par des formes distinctives. Alors que certaines grammaires distinguent encore le verbe substantif de la copule, d’autres considèrent les formes substantives comme des formes assertives de la copule[8] ; comme le verbe est dans tous les cas supplétif, ceci n’est qu’une question de perspective.
Le gaélique (bh)eil et l’irlandais (bh)fuil proviennent du vieil irlandais fil, qui avait à l’origine un sens impératif : « vois ! » (racine i.-e. *uél- « voir », qu’on retrouve dans le gallois gweld « voir », le gotique wlits « visage » et le latin voltus, de même sens), et qui en est venu à signifier « voici » (cf. français vois ci → voici et vois là → voilà), puis est devenu une forme dépendante supplétive de at·tá. Le gaélique robh et l’irlandais moderne raibh proviennent de la particule perfective ro (ry en gallois) plus ba (lenifiée après ro). Notes et références
Sources
Voir aussi |