Contes cruels : c’est sous ce titre, emprunté à Villiers de L’Isle-Adam, qu’en 1990 ont été recueillis, en deux volumes, quelque 150 contes et nouvelles de l’écrivain français Octave Mirbeau, ami et admirateur de Villiers.
Publication
Tous ces contes ont paru dans les grands quotidiens de l’époque. Seul un petit nombre a été publié en volume par l’écrivain lui-même dans ses Lettres de ma chaumière (1885) et Contes de la chaumière (1894). D’autres, nettement plus nombreux, ont été publiés après sa mort par sa veuve Alice Regnault dans divers recueils et plaquettes parus chez Flammarion : la Pipe de cidre, la Vache tachetée, Un homme sensible, Chez l’Illustre écrivain, le Petit gardeur de vache et Un gentilhomme. Quelques autres encore ont été publiés à l’étranger, traduits notamment en allemand, en espagnol et en russe. De nombreux autres enfin étaient inédits en volume.
L’écrivain, soucieux de ne rien perdre de sa production, a réutilisé nombre de ses contes parus dans la presse en les insérant dans cette œuvre-patchwork qu’est Les 21 jours d'un neurasthénique.
Subversion du conte
Il est clair que le romancier n’accordait que peu d’importance à une besogne qui, à ses yeux, était avant tout alimentaire. En effet, le conte joue alors un rôle de premier plan dans la grande presse et il est, avec la chronique, un genre fort prisé du public, qui permet à la plupart des écrivains de gagner leur vie beaucoup plus sûrement que par la publication de leurs livres. Pour les quotidiens, il est une manière de fidéliser leurs lecteurs en leur offrant un espace ludique et en leur apportant une dose modérée d’émotion ou de gaieté. Mirbeau y voit aussi une occasion précieuse de faire ses gammes en y traitant des sujets et en y brossant des personnages et des décors auxquels il entend donner des développements dans ses œuvres romanesques.
Mais, pour lui, il n'est pas question pour autant de réduire ses récits de presse à de vulgaires divertissements, et il entreprend de subvertir le genre : au lieu de rassurer et d’entretenir le misonéisme et la bonne conscience de ses lecteurs bourgeois, il va les inquiéter et les obliger à « regarder Méduse en face ». L’humour grinçant et l’horreur qu’il affectionne n’ont rien de gratuit et servent au contraire à perturber le confort moral et intellectuel du lectorat pour le contraindre à réagir : tout vaut mieux que cette indifférence des troupeaux que l’on mène à l’abattoir… ou aux urnes[1].
L’universelle souffrance
Les thèmes abordés suscitent un choc pédagogique : le tragique de l’humaine condition et « l’horreur d’être un homme » ; la souffrance consubstantielle à l’existence ; le sadisme, les impulsions homicides et la loi du meurtre sur laquelle reposent les sociétés ; l’incommunicabilité et la guerre entre les sexes ; et la dérisoire existence larvaire d’êtres humains déshumanisés par une société oppressive et aliénante. Avant Le Jardin des supplices, Mirbeau y dresse l’inventaire des infamies humaines et de l’universelle souffrance : « L’homme se traîne pantelant, de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort »[2].
Une entreprise de démystification
Les contes de Mirbeau, farcis d’allusions polémiques à l’actualité, sont le complément de ses chroniques journalistiques. Il s’y livre à une contestation radicale de toutes les institutions et y attaque toutes les formes du mal social de la fin du siècle : le cléricalisme qui empoisonne les âmes, le nationalisme qui pousse au crime, le revanchisme fauteur de guerre, l’antisémitisme homicide, le colonialisme génocidaire, le cynisme des politiciens qui arnaquent les électeurs, le sadisme des « âmes de guerre », la misère des prolétaires des villes et des campagnes, la prostitution, l’exploitation des pauvres et l’exclusion sociale. Loin de n’être qu’un inoffensif dérivatif, les contes cruels de Mirbeau constituent une véritable entreprise de démystification.