Toute son œuvre est marquée par l'idée que « le lien qui attache l'individu à la société est tellement puissant que, même dans la soi-disant « société des individus », ces derniers sont si peu capables de prendre leurs distances avec les entraînements collectifs que, spontanément, ils consentent à l'anéantissement de ce à quoi ils tiennent le plus : la liberté[1]. »
Durant les années 1930, il dénonce ce qu'il considère être la dictature de l'économie et du développement[2] et s'impose comme pionnier de l'écologisme[3]. Se méfiant toutefois de l'écologie partidaire, il propose de concevoir une forme d'organisation de la société, radicalement différente des idéologies du XXe siècle, solidement ancrée sur l'expérience personnelle. En cela, il affirme sa dette intellectuelle envers le personnalisme. De même, il voit dans le progrès technique la source de toujours plus d'organisation, donc de plus de conformisme, donc de moins de liberté. Ses travaux le rapprochent de Jacques Ellul, dont il est l'ami intime durant six décennies.
Biographie
Né à Bordeaux en 1910 d'un père protestant et d'une mère catholique, issue de la bourgeoisie lot-et-garonnaise, le jeune Bernard Charbonneau se sent vite « enfermé » par la ville. Après un baccalauréat de lettres à Bordeaux, au lycée Montaigne, et des études d’histoire et géographie à l’université de Bordeaux, il est à vingt-quatre ans titulaire de son premier poste d'enseignant à Bayonne et décroche l’agrégation l'année suivante, en 1935[4].
Dès la fin de la guerre, ayant décidé de ne pas faire de carrière universitaire et « désireux de vivre à la campagne, il se fait nommer dans une petite école normale d'instituteurs du Piémont pyrénéen (actuel Lycée Jacques-Monod), à Lescar, près de Pau, où il reste jusqu'à sa retraite[5]. » Il marque les élèves-maîtres de sa forte personnalité, mettant simultanément à profit la proximité de la campagne béarnaise et des Pyrénées pour retrouver le contact avec la nature en menant une vie spartiate à proximité des gaves de Pau puis d'Oloron.
Il meurt en 1996 d'un cancer du foie (un comble pour quelqu'un qui aime manger disait-il), à la clinique de Saint-Palais, et est inhumé dans un caveau personnel situé dans sa propriété « Le Boucau » à Saint-Pé-de-Léren, dans les Pyrenées-Atlantiques[6]. Sur une stèle on peut lire cette citation légèrement écourtée du Livre de Ruth : « où tu iras, j'irai ; où tu demeureras, je demeurerai et ton Dieu sera mon Dieu[7]. »
Famille
Marié à Henriette Daudin (1919-2005)[8], Bernard Charbonneau a eu quatre enfants (Simon, Juliette, Catherine et Martine). Simon Charbonneau, né en 1941, qui a été professeur de droit de l’environnement à l’université de Bordeaux-Montesquieu et à l’université d'Aix-Marseille, a publié de nombreux ouvrages et articles sur le thème de l'écologie militante, dans la lignée de son père[9].
Après sa mort, son épouse Henriette (Louise) Daudin s'occupa de faire publier ses ouvrages non encore édités, jusqu'à son propre décès (crise cardiaque), en [réf. souhaitée].
Engagement
Pendant ses études à Bordeaux, Charbonneau se lie d'amitié avec Jacques Ellul. Tous deux animent des « clubs de presse », des groupes de discussion, et organisent des camps de vacances avec la Fédération française des associations chrétiennes d'étudiants, « La Fédé »[10], en vue de réfléchir aux changements qu’entraîne le « progrès » scientifique et technique.
Après la fondation (1932) de la revue Esprit par Emmanuel Mounier, son groupe devient « le groupe personnaliste du Sud-Ouest » et rejoint le mouvement. Soucieux de ne pas enfermer sa réflexion dans un cadre trop théorique mais par contre de l'« incarner »[11], il entraîne ses amis dans de grandes escapades en Galice, dans les îles Canaries, dans les Pyrénées espagnoles (qui sont alors sans routes ni cartes), ainsi qu'en vallée d'Aspe (Bedous) et à Saint-Pé-de-Léren.
Entre 1940 et 1947, Charbonneau conçoit l'essentiel de son œuvre, rédigeant « un énorme livre intitulé Par la force des choses, dont le contenu anticipe celui de la vingtaine d'ouvrages qu'il a publiés par la suite[12]. » Il analyse « les contradictions du monde contemporain à partir de l'anticipation du risque de quelque chose de pire que le totalitarisme politique : une totalisation sociale, rendue inévitable par l'accélération du progrès technique[12]. »
« C'est en s'appuyant sur l'analyse des évolutions sociales et politiques dont il a été le témoin dans les années trente et quarante qu'il a pu identifier les problèmes de société qui, aujourd'hui, nous semblent cruciaux : il met en effet en exergue les problèmes et questions de la technocratisation de la vie sociale et politique, de la nature, ainsi que ceux des propagandes et des médias, de la transformation de la culture en industrie du spectacle et en consommation, de la liquidation de l'agriculture paysanne, etc.[12] »
Ne pouvant communiquer sa pensée comme un tout, Charbonneau essaye de la communiquer en détail. Il détache donc des morceaux de Par la force des choses pour en faire L'État[13] et Je fus. Aucun éditeur n'en voulant, il ne peut les diffuser que sous forme ronéotée à un cercle très restreint de lecteurs (ces deux livres ne seront finalement publiés que quarante et cinquante ans plus tard). Quant à l'analyse de la société industrielle, entreprise dès avant-guerre, elle est reprise et développée sous le titre Pan se meurt. Charbonneau devra attendre vingt ans avant que les éditions Gallimard ne publient cet ouvrage sous le titre Le Jardin de Babylone. Les analyses du caractère désorganisateur du progrès techno-scientifique et industriel devront attendre 1973 pour être éditées sous le titre Le Système et le chaos. Enfin, les réflexions sur les contradictions de la conception libérale de la liberté ne seront publiées qu'en 2002, sous le titre Prométhée réenchaîné[14].
Œuvres
Un certain nombre d'ouvrages de Charbonneau ont été édités à compte d'auteur et restent encore inédits.
Livres
L'État, édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1949. Economica, Paris, 1987. Réimpression 1999 (ISBN978-2-7178-1360-9). Réédité par R&N éditions, 2020.
Vers la banlieue totale, Eterotopia, collection Rhyzome, 1972 (ISBN979-10-93250-28-1).
Prométhée réenchaîné édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1972. Éditions de La Table Ronde, Paris, 2001 (ISBN978-2-7103-2445-4).
Le Système et le chaos. Critique du développement exponentiel, Anthropos, Paris, 1973. 2e édition : Economica, Paris, 1990 (ISBN978-2-7178-1837-6). 3e édition : Médial éditions, novembre 2012 (ISBN978-2-8473-0022-2).Réédité par R&N éditions, 2022.
Vu d'un finisterre, édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1976.
Le plus et le moins, édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1978.
Le Feu vert. Autocritique du mouvement écologique, Karthala, Paris, 1980. Parangon, Lyon, 2009 (ISBN978-2-8419-0182-1). Réédité par les Éditions l'échappée, 2022.
Je fus. Essai sur la liberté, Imprimerie Marrimpouey, Pau, 1980. Opales, Bordeaux, 2000 (ISBN978-2-9087-9949-1). Réédité par R&N éditions, 2021.
Une seconde nature, édité à compte d'auteur, Imprimerie Marrimpouey, Pau, 1981. Médial éditions, novembre 2012. (ISBN978-2-8473-0023-9).
La propriété c'est l'envol. Essai sur la mauvaise et la bonne propriété, édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1984. R&N éditions, 2023.
La Société médiatisée, édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1985. R&N éditions, 2021.
Ultima Ratio, édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1986. Édité en 1991 dans Nuit et jour.
Nuit et jour. Science et culture (compilation de Le paradoxe de la culture et Ultima ratio) Economica, Paris, 1991 (ISBN978-2-7178-2183-3).
Sauver nos régions. Écologie et sociétés locales, Le Sang de la Terre, Paris, 1991 (ISBN978-2-8698-5051-4).
L'Esprit court les rues, édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1992.
Les chemins de la liberté, édition ronéotypée (à compte d'auteur), 1994.
Préface
La Fin du paysage de Maurice Bardet, Anthropos, Paris, 1972. Ouvrage deux fois réédité en 2018 sans les photographies de Maurice Bardet :
Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l'écologie politique (avec Jacques Ellul). Recueil de quatre textes datant des années 1930. Le Seuil, 2014 (ISBN978-2-0211-6302-5).
Lexique du verbe quotidien (recueil d'articles publiés dans les années 1950), Heros-Limite Editions, 2016 (ISBN978-29-40517-49-7).
L'Homme en son temps et en son lieu (rédigé en 1960), R&N éditions, 2017 (ISBN979-10-96562-07-7).
Le Totalitarisme industriel (recueil d'articles parus dans La Gueule ouverte et Combat nature), L'échappée, 2018 (ISBN978-2-37309-047-5).
Quatre témoins de la liberté (Montaigne, Rousseau, Berdiaeff, Dostoïevski)[18] (inédit, rédigé vers 1990), R&N éditions, 2019 (ISBN979-10-96562-11-4)[19].
Avec Jacques Ellul, La Nature du combat : Pour une révolution écologique (articles parus entre 1983 et 1985 dans Combat nature), L'échappée, 2021 (ISBN9782373090963).
Résister au totalitarisme industriel - Actualité de la pensée de Bernard Charbonneau, R&N éditions, 2022.
On trouve une bibliographie illustrée (mais non réactualisée depuis 2010) sur le site de l'Association internationale Jacques Ellul[20].
Celle de La Grande Mue est régulièrement tenue à jour.
Articles
Bernard Charbonneau a publié un grand nombre d'articles, notamment dans La Gueule ouverte (de 1972 à 1977), La République des Pyrénées (de 1977 à 1983) et Combat Nature (de 1980 à 1996).
Quelques textes écrits dès les années 1930, où Charbonneau pose les fondements de sa pensée :
Directives pour un manifeste personnaliste, 1935 (corédigé avec Jacques Ellul, disponible dans les Cahiers Jacques-Ellul no 1, « Les années personnalistes », 2003) et dans Nous sommes révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l'écologie politique (avec Jacques Ellul).
Le Sentiment de la nature, force révolutionnaire, 1937, réédité en 2014 dans Nous sommes révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l'écologie politique (avec Jacques Ellul)[21].
Un Satan chrétien : la parabole du Grand inquisiteur de Fiodor Dostoïevski (I) dans Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique (année 1994, volume 44, numéro 1, pp. 54-63[22]) et la deuxième partie dans la même revue (année 1995, volume 45, numéro 1, p. 96-97[23]).
Une liste exhaustive des articles de Charbonneau, établie par Roland de Miller, figure à la fin du livre dirigé par Jacques Prades (voir ci-dessous)[24].
Traductions
El Jardín de Babilonia (Le Jardin de Babylone), El Salmón, traduction de Emilio Ayllón, Madrid, 2016.
The Green Light, a Self-Critique of the Ecological Movement, (Feu vert), traduction de Christian Roy, Bloomsbury, 2018.
Il Giardino di Babilonia, Edizioni degli animali, Milano 2022. Traduction de Simona Mambrini, Daniel Cérézuelle, preface de Goffredo Fofi, postface Serge Latouche.
↑La citation complète de cette phrase aurait été : « Où tu iras, j'irai ; où tu demeureras, je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. »
Jacques Prades (dir.), Bernard Charbonneau une vie entière à dénoncer la grande imposture, Ramonville, Érès, coll. « Socio-economie », , 222 p. (ISBN978-2-865-86464-5, OCLC708343406)
Jean Bernard-Maugiron, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, deux libertaires gascons unis par une pensée commune, Bordeaux, Les Amis de Bartleby, 2017. Téléchargeable sur La Grande Mue
Daniel Cérézuelle (dir.), Bernard Charbonneau ou la critique du développement exponentiel, Lyon, Le passager clandestin, coll. « Les précurseurs de la décroissance », , 108 p. (ISBN978-2-369-35095-8)
Frédéric Rognon (dir.), Le défi de la non-puissance : L'écologie de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, Olivétan, coll. « Convictions & société », , 299 p. (ISBN978-2-354-79524-5)
Daniel Cérézuelle, Nature et liberté. Introduction à la pensée de Bernard Charbonneau, Éditions l'échappée, , 192 p. (ISBN978-2-373-09108-3)
Patrick Chastenet, Introduction à Bernard Charbonneau, La Découverte, coll. « Repères », , 128 p. (ISBN978-2-348-08352-5)
Articles et chapitres d'ouvrage
(Par ordre chronologique de publication)
Jean Brun, « Je fus, de Bernard Charbonneau, une ascèse de la liberté », Réforme, 1980
Christian Roy, « Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme gascon de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul », Revue des annales canadiennes d’histoire, no 28, avril 1992
Daniel Cérézuelle, « Critique de la modernité chez Charbonneau » in Patrick Troude-Chastenet(dir.), Sur Jacques Ellul, L’Esprit du temps, 1994, p. 61-74
Patrick Troude-Chastenet, « Bernard Charbonneau : génie méconnu ou faux prophète ? », Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 4, no 1, 1997
Daniel Cérézuelle, « Bernard Charbonneau. L'artificialisation du monde » in Radicalité. 20 penseurs vraiment critiques, L'Échappée, 2013 (ISBN978-29158304-1-5)
Daniel Cérézuelle, « Bernard Charbonneau », dans Cédric Biagini, David Murray et Pierre Thiesset (coordination), Aux origines de la décroissance : Cinquante penseurs, L'Échappée - Le Pas de côté - Écosociété, , 312 p. (ISBN978-23730901-7-8), p. 56-61
Jean-Sébastien Ingrand, « Bernard Charbonneau et Jacques Ellul une pensée commune unie par une éthique spirituelle de la vie. », dans Fédéreic Rognon et Jacob Marques Rollison, Face aux défis écologiques et Technologiques : L'éthique de Jacques Ellul et de Bernard Carbonneau, R&N éditions, , 360 p. (ISBN979-1-096-56256-5, présentation en ligne), p. 21-40.