Théorie du prototypeEn sciences cognitives, la théorie du prototype est un modèle de catégorisation graduelle, dans lequel certains membres de la catégorie sont considérés comme plus représentatifs que d’autres ; par exemple, lorsqu’on demande de fournir un exemple du concept de « meuble », le terme « chaise » est plus fréquemment cité que, disons, « tabouret ». DéfinitionLe terme de prototype a été proposé par Eleanor Rosch en 1973 dans son étude intitulée Natural Categories (Catégories Naturelles). Il a été défini d’abord comme un stimulus, qui prend une « position saillante » dans la formation d’une catégorie parce qu’il est le premier stimulus que l’on associera à cette catégorie. Elle l’a ensuite redéfini comme le « membre le plus central » d’une catégorie, fonctionnant comme un « point de référence cognitif ». Ce terme n'a donc ici pas le même sens que dans un contexte industriel, où il désigne un objet destiné à valider un concept. Il faut remarquer que le prototype d'une catégorie constitue une sous-catégorie, et non une instance élémentaire (unique). Ainsi le prototype de « chat » pourrait être « chat de gouttière mâle » par exemple, mais en aucun cas le chat individuel « Félix ». Prototype contre CNSTelle qu’elle a été formulée dans les années 1970 par Eleanor Rosch notamment, la théorie du prototype a constitué une séparation radicale d’avec les CNS (Conditions Nécessaires et Suffisantes) de la logique aristotélicienne, qui a conduit à des approches ensemblistes de la sémantique intensionnelle. Au lieu d’un modèle définitionnel (par exemple un oiseau peut être défini par les traits [+plumes], [+bec] et [+aptitude à voler]), la théorie du prototype considère une catégorie « oiseau » comme fondée sur différents attributs ayant un statut inégal : par exemple un rouge-gorge serait un meilleur prototype d’oiseau que, disons, un manchot. Ceci conduit à une conception graduelle des catégories, qui est un concept central dans de nombreux modèles des sciences cognitives et de la sémantique cognitive, comme dans l’œuvre de George Lakoff (Women, fire and dangerous things, 1987) ou de Ronald Langacker (Cognitive Grammar, vol.1 / 2, 1987/1991). En lexicologie traditionnelle, le sens lexical relèv[e] de la linguistique alors que les connaissances encyclopédiques ressort[issent] à la pragmatique[1]. L'approche prototypique permet notamment de considérer des traits tel que plumage blanc pour définir un cygne (même s'il existe des cygnes noirs, ce trait est considéré comme généralement pertinent), ou invariable pour définir un adverbe (alors que dans l'expression : de toutes petites filles, le mot toutes, bien qu'adverbe, est fléchi; le prototype de l'adverbe en français serait de préférence un candidat se terminant par -ment)[2]. On parle de propriétés typiques, par opposition aux conditions nécessaires. Les principaux éléments de comparaison entre les deux théories sont rassemblés dans le tableau ci-dessous, constitué à partir de l’ouvrage de Georges Kleiber [3]. La théorie du prototype a évolué, du fait notamment des pionniers eux-mêmes : voir plus loin Version standard et Version étendue.
Note : Il existe une analogie entre un prototype et un élément de la zone centrale d'un centroïde dans un réseau de Kohonen ou d'un centre de gravité dans la méthode des nuées dynamiques. Tests de catégorisation cognitiveLa notion de prototype émerge notamment d'enquêtes auprès de membres d'une même communauté linguistique[4]. Elle est donc plus socio-psychologique et statistique que liée à l'expertise. Kleiber[3] note qu'il s'agit en fait davantage, non de ce que chaque sujet sait (ou croit savoir), mais des connaissances que les sujets estiment partager avec les autres membres de la communauté. Dans son article de 1975, Représentation cognitive des catégories sémantiques, Eleanor Rosch a demandé à 200 étudiants américains d’indiquer, en utilisant une échelle de 1 à 7, dans quelle mesure ils considéraient que les objets suivants étaient de bons exemples de la catégorie des meubles[5]. Voici un extrait du classement résultant :
Si l’on peut avoir un avis différent sur cette liste pour des raisons de spécificités culturelles, le point important est qu’une telle catégorisation graduelle a de bonnes chances d’exister dans toutes les cultures. Une preuve supplémentaire que certains éléments d’une catégorie sont privilégiés par rapport à d’autres a été apportée par des expériences tenant compte des facteurs suivants :
Domaines d'applicationLa théorie du prototype intéresse au premier chef les lexicographes et lexicologues, au niveau de la définition ; elle a aussi des implications en intelligence artificielle. Traditionnellement, le domaine privilégié d'expérimentation des catégorisations est celui des espèces naturelles (animaux, plantes...). Contrairement à la catégorisation aristotélicienne, la théorie du prototype ne présente toutefois pas d’opposition entre les catégories naturelles (chien, oiseau...) et les artefacts (jouets, véhicules...) À la suite des travaux de Rosch, les effets prototypiques ont été étudiés largement dans des domaines tels que la cognition des couleurs (Brent Berlin et Paul Kay, 1969), et aussi pour des notions plus abstraites. On peut demander à des sujets, par exemple, « dans quelle mesure ce récit est-il un cas de mensonge » [Coleman/Kay:1981]. Des travaux similaires ont été menés sur les actions (verbes comme : regarder, tuer, parler, marcher [Pulman:83]), les adjectifs tels que grand [Dirven/Taylor:88], les prépositions [Vandeloise:86], les démonstratifs [Fillmore:82]. Des cas d'école habituellement traités par les CNS ont également été étudiés sous l'angle du prototype, comme les termes bachelor [Fillmore:75,82] ou mother [Lakoff:86,87]. La notion de prototype s'est enfin introduite dans tous les aspects de la linguistique: phonologie, morphologie, syntaxe, grammaire discursive et linguistique textuelle, ce que [Lakoff:87] résume ainsi[3]:
Catégories de baseLa théorie du prototype introduit la notion de niveau de base dans la catégorisation cognitive. Ainsi, lorsqu’on leur demande « sur quoi êtes-vous assis ? », la plupart des sujets répondent en utilisant le terme « chaise » de préférence à « chaise de cuisine » ou à un terme superordonné tel que « meuble ». Le niveau de base serait le niveau d'abstraction où s'équilibreraient deux « principes cognitifs »[6] : « Le premier concerne la fonction des systèmes de catégories et affirme que leur tâche est de fournir le maximum d'information avec le moindre effort cognitif ; le second concerne la structure de l'information ainsi fournie, et affirme que le monde perçu parvient sous forme d'information structurée plutôt que sous la forme d'attributs arbitraires et imprévisibles. »[7] Les catégories de base sont relativement homogènes en matière d’« actions usuelles dans un contexte » (affordances) : une chaise est associée à l’idée de plier les genoux, un fruit à celle de cueillir et de mettre à la bouche, etc. A un niveau subordonné (par exemple : fauteuil de dentiste, chaise de cuisine, etc.) il est malaisé de trouver des caractéristiques significatives que l’on puisse ajouter à celles du niveau de base ; alors qu’au niveau superordonné, ces ressemblances conceptuelles sont difficiles à repérer. Il est facile de dessiner (ou de se représenter) une chaise, mais « dessiner un meuble » n’est pas évident. Rosch (1978) définit le niveau de base comme le niveau qui a le plus haut degré de cue validity (en) (probabilité conditionnelle qu’un objet relève d’une catégorie en fonction d’un indicateur donné). Ainsi, une catégorie telle que [animal] peut avoir un membre prototypique, mais pas de représentation visuelle cognitive. En revanche, des sous-catégories de base de [animal], comme [chien], [oiseau], [poisson] possèdent un contenu informationnel dense et peuvent facilement se voir catégoriser en matière de Gestalt et de traits sémantiques. Il est clair que les modèles sémantiques basés sur des couples attribut-valeur ne permettent pas d’identifier des niveaux privilégiés dans la hiérarchie. D’un point de vue fonctionnel, on peut penser que les catégories correspondant aux niveaux de base constituent une décomposition du monde en catégories possédant la quantité maximale d’information. Ils maximaliseraient donc le nombre d’attributs partagés par les membres, tout en minimalisant le nombre d’attributs partagés avec d’autres catégories. La notion de niveau de base reste toutefois problématique : tandis que la catégorie de base [chien] correspond à une espèce, celles des oiseaux ou des poissons se situent à un niveau plus élevé. Il s'agit peut-être d'un faux problème dans la mesure où les taxinomies scientifiques ne correspondent pas obligatoirement aux classifications intuitives opérées par le commun des mortels : Anna Wierzbicka mentionne par exemple[8] qu'en nunggubuyu (langue aborigène d'Australie), le terme signifiant oiseau inclut les chauves-souris et les sauterelles. En revanche, la notion de fréquence (d'usage) semble étroitement liée à celle de catégorie de base, mais est difficile à définir exactement. D’autres problèmes surgissent lorsqu’on applique la notion de prototype à des catégories lexicales autres que celle du nom. Les verbes, par exemple, semblent constituer un défi à une application nette d’un prototype : il est difficile de distinguer dans [courir] des membres plus ou moins centraux. Ressemblance de familleLa « famille des jeux » (Wittgenstein)La notion de prototype est traditionnellement associée avec la défiance exprimée par Wittgenstein face à la notion traditionnelle de catégorie (même si celui-ci n'a pas utilisé le terme prototype). Cette influente théorie a abouti à une perspective des composants sémantiques en tant que contributeurs possibles plutôt que nécessaires à la signification des textes. Sa discussion de la catégorie des jeux est particulièrement perspicace [réf. nécessaire] et constitue une référence dans le domaine [réf. nécessaire] (Investigations philosophiques 66, 1953) :
Distance et convexité conceptuellesManifestement, la notion de ressemblance de famille appelle une notion de distance conceptuelle, qui est étroitement liée à l’idée d’ensembles graduels, mais cela ne va pas sans problèmes. Récemment, Peter Gärdenfors (Conceptual Spaces, MIT Press 2000) a élaboré une interprétation possible de la théorie du prototype en termes d’espaces multi-dimensionnels de traits, dans laquelle une catégorie est définie à partir de la distance conceptuelle. Les membres les plus centraux d’une catégorie se trouvent « entre » les membres périphériques. Gardenfors postule que les catégories les plus « naturelles » présentent une convexité de l’espace conceptuel, dans le sens où, si x et y sont des éléments d’une catégorie, et si z est « entre » x et y, alors z a une bonne probabilité d’appartenir également à la catégorie. Prototypes multiplesCependant, si nous reprenons la notion de jeu ci-dessus, existe-t-il un prototype unique ou plusieurs ? Des données linguistiques récentes issues d’études sur les couleurs semblent indiquer que les catégories peuvent avoir plus d’un élément focal : en tsonga par exemple, le terme rihlaza se rapporte à un continuum vert-bleu, mais semble avoir deux prototypes, un bleu focal et un vert focal. Il est donc possible d’avoir des catégories simples possédant des prototypes multiples, disjoints, auquel cas ils pourraient constituer l’intersection de plusieurs ensembles convexes plutôt qu’un ensemble unique. Combinaisons de catégoriesTout autour de nous, nous trouvons des exemples d’objets comme un homme grand ou un petit éléphant qui combinent une ou plusieurs catégories. Ceci a constitué un problème pour la sémantique extensionnelle, où la sémantique d’un mot tel que rouge doit être définie par l’ensemble des objets possédant cette propriété. Il est clair que ceci ne s’applique pas aussi bien à des modificateurs tels que petit : une petite souris est quelque chose de très différent d’un petit éléphant. Le prototype de [grand] est-il un homme de 1,85m ou un gratte-ciel de 120m ? [Dirven and Taylor 1988]. La solution émerge de la contextualisation de la notion de prototype par rapport à l’objet sujet à modification. Dans le cas de composés tels que du vin rouge ou un visage rouge (d’embarras), rouge peut difficilement être assimilé à son sens prototypique, mais indique seulement un glissement sémantique à partir de la couleur prototypique respective du vin ou du visage. Ceci rejoint la notion, introduite par Ferdinand de Saussure, de la définition purement différentielle des concepts : « non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système »[10] Il reste d’autres problèmes, par exemple celui de déterminer quelle catégorie constituante contribuera à quel trait sémantique. Dans l’exemple d’un oiseau de compagnie (pet bird) [Hampton 97], de compagnie indique l’habitat applicable au concept composé (une cage plutôt que la nature), alors que oiseau indique le type de protection naturelle (plumage plutôt que pelage). Version standard et version étendueÀ partir de 1978, et à l'initiative des pionniers eux-mêmes, puis d'autres linguistes, la théorie du prototype a évolué : selon les uns (Lakoff...), il ne s'agit que d'un prolongement, selon d'autres (Kleiber[3]), d'une remise en cause profonde. Kleiber distingue entre version standard et version étendue de la théorie. Il souligne que malgré les changements d'orientation survenus, on continue à se référer le plus souvent à la version standard du prototype, comme si celle-ci était figée. Selon François Rastier toutefois[11], « l'extension de la théorie standard est due à des linguistes », qui « avaient besoin de la modifier, pour l'appliquer au lexique, et traiter des problèmes qui n'ont rien de commun avec ceux que pose Rosch ». Difficultés de la version standard
Propositions et difficultés de la version étendue
Quelques points de vue critiquesPoint de vue de RastierRastier[11] a apporté une vigoureuse et parfois hautaine critique à la théorie du prototype en général (il considère par exemple que « en matière de catégorisation, [la "révolution roschienne"] n'est qu'une variante appauvrie de la conception aristotélicienne »), et en particulier à son applicabilité dans le domaine de la sémantique. Il reproche à Rosch ses conceptions « naïves » et son incapacité à distinguer « les objets, les concepts, les signifiés et les noms ». Il considère notamment que Rosch se base sur trois présupposés erronés (et déjà combattus par Saussure) :
Il estime que les expériences effectuées portent sur des catégories « dont le caractère culturel n'est pas pris en compte », et que la plupart d'entre elles portent en fait sur des « mots », « les catégories [étant] tout simplement délimitées par le lexique de l'expérimentateur ». Il compare les thèses de Rosch avec la théorie classique de l'arbre de Porphyre, qui distinguait cinq prédicaments : le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident. Selon Rastier, Rosch considère d'une part le genre et l'espèce, d'autre part la différence, qui définit les objets à l'intérieur des espèces ; elle ne traite ni du propre, ni de l'accident, « si bien qu'elle ne précise pas les différences entre les diverses catégories, qu'elles aient rang de genre ou d'espèce ». Ceci serait dû selon lui à la thèse fondamentale de Rosch que les catégories « sont données comme telles à la perception ». Point de vue de Reboul et MoeschlerReboul et Moeschler[13] remarquent ironiquement que la théorie du prototype conduit par exemple à définir l'homme comme un oiseau, puisqu'il a avec lui au moins une propriété en commun (la bipédie) ; ceci en référence à Platon qui avait défini l'homme comme « un bipède sans plumes »). Ils donnent trois explications possibles au choix du moineau comme prototype habituel de la catégorie oiseau :
Ils suggèrent que le flou habituel des catégories serait en bonne partie dû au fait qu'elles sont maniées par des locuteurs non experts (« mal informés ») du domaine considéré : dès lors, il suffirait de recourir aux experts, et le flou disparaîtrait (ce dont les locuteurs conviendraient, d'ailleurs). Le flou dépendrait aussi de la richesse et de la complexité du concept (degré de certitude)[Note 2]. Ils ne semblent par ailleurs pas distinguer entre propriétés inhérentes à une classe et propriétés perçues comme accidentelles ou constituant une anomalie (tigre à trois pattes, merle albinos). ConclusionLa théorie du prototype a suscité un intérêt considérable et constitué pour certains une avancée indéniable en sémantique lexicale. Elle reste d’actualité, malgré les problèmes non résolus qu’elle a soulevés et les versions divergentes auxquelles elle a donné naissance, allant jusqu’à une remise en cause de la notion même de prototype. Toutefois, la théorie n’a pas vraiment permis jusqu’ici de répondre à la question fondamentale : pourquoi classe-t-on un objet dans telle ou telle catégorie [14]? Voir aussi
Notes et référencesNotes
Références
Bibliographie
Sources
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