Une Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras,
Montés sur même char[N 1], s’en allaient à la foire :
Leur divertissement ne les y portait pas[N 2] ;
On s’en allait les vendre, à ce que dit l’histoire :
Le Charton[N 3] n’avait pas dessein
De les mener voir Tabarin[N 4].
Dom Pourceau criait en chemin
Comme s’il avait eu cent bouchers à ses trousses.
C’était une clameur à rendre les gens sourds :
Les autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes gens, s’étonnaient qu’il criât au secours ;
Ils ne voyaient nul mal à craindre.
Le Charton dit au Porc : Qu’as-tu tant à te plaindre ?
Tu nous étourdis tous ; que ne te tiens-tu coi[N 5] ?
Ces deux personnes-ci, plus honnêtes[N 6] que toi,
Devraient t’apprendre à vivre, ou du moins à te taire.
Regarde ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot ?
Il est sage. Il est un sot,
Repartit le Cochon ; s’il savait son affaire,
Il crierait comme moi, du haut de son gosier,
Et cette autre personne honnête
Crierait tout du haut de sa tête[N 7].
Ils pensent qu’on les veut seulement décharger,
La Chèvre de son lait, le Mouton de sa laine.
Je ne sais pas s’ils ont raison ;
Mais quant à moi, qui ne suis bon
Qu’à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison.
Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage :
Mais que lui servait-il ? Quand le mal est certain,
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.
— Jean de La Fontaine, Fables de La Fontaine, Le Cochon, la Chèvre et le Mouton, texte établi par Jean-Pierre Collinet, Fables, contes et nouvelles, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 311
↑Antoine Girard, dit Tabarin (1584-1633) était un homme de théâtre, jouant des farces, très admiré même par Molière, qui exerçait sur les tréteaux du Pont-Neuf. Jean de La Fontaine y trouva le sujet de sa fable "Le gland et la citrouille"