Il se divise en deux variétés principales, l'une orientale en Cyrénaïque, l'autre occidentale en Tripolitaine et au Fezzan, en plus d'une troisième variété transitionnelle dans le centre du pays, dans les régions de Sebha, Misratah, Syrte et Djoufrah[3].
Note sur la transcription
La transcription de l'arabe libyen dans l'alphabet latin pose quelques problèmes. Il n'existe pas de transcription unique des diverses variétés d'arabe, y compris l'arabe littéral. L'alphabet phonétique international (API) ne se prête pas très bien à représenter certains allophones de l'arabe libyen par un symbole unique. À l'inverse, certains sons propres à l'arabe libyen manquent dans les translittérations habituellement employées pour l'arabe littéral. Le présent article emploie la transcription DIN-31635 avec les additions suivantes :
Comme les autres dialectes arabes, l'arabe libyen est dans un rapport de diglossie avec l'arabe littéral, où le libyen joue le rôle de variété inférieure et le littéral celui de la variété de prestige. L'arabe libyen sert principalement à la communication orale en Libye, à la fois comme langue maternelle et comme langue véhiculaire de personnes qui n'ont pas l'arabe comme langue maternelle. Il est également employé dans la poésie populaire libyenne, la fiction télévisée, la chanson. Il est rare qu'il soit écrit, ce registre étant normalement assuré par l'arabe littéral ; cependant, l'arabe libyen s'emploie à l'écrit dans le dessin de presse et la communication personnelle par Internet ou SMS.
Phonologie
Consonnes
Le tableau qui suit présente les consonnes de l'arabe libyen. À noter que quelques-unes d'entre elles (signalées par des parenthèses) ne se trouvent que dans certaines variétés régionales.
Comme dans tous les dialectes bédouins, le phonème /q/ - correspondant à la lettre qāf - est réalisé comme la consonne sonore [g], sauf dans les mots empruntés récemment à l'arabe littéral, prononcés avec la consonne sourde [q].
Dans les variétés occidentales, les fricatives interdentales /θ ð ðˤ/ se sont confondues avec les occlusives alvéolaires /t d dˤ/. Les variétés orientales continuent généralement de distinguer les deux séries, mais il existe une tendance à remplacer /dˤ/ par /ðˤ/.
Voyelles
Le système vocalique de l'arabe libyen se distingue notamment de celui de l'arabe littéral par les développements suivants:
le /a/ de l'arabe littéral s'est scindé en deux variétés, antérieure [æ] et postérieure [ɑ]
les diphtongues /ai/ et /au/ de l'arabe littéral sont devenues les voyelles longues [eː] et [oː], respectivement. Certaines variétés orientales conservent cependant les diphtongues, réalisées [ei] et [ou].
Clics expressifs
L'arabe libyen fait un usage expressif d'au moins trois consonnes cliquées, trait qu'il partage avec les dialectes bédouins d'Arabie centrale. Le premier signale une réponse affirmative et est considéré comme d'un registre familier ou populaire. Le deuxième est un clic dental et indique une réponse négative. Le troisième est un clic palatal employé exclusivement par les femmes avec une signification proche de « hélas »....
Structure syllabique
L'arabe libyen forme ses syllabes selon le modèle suivant, où C représente une consonne et V une voyelle (les constituants facultatifs sont mis entre parenthèses): C1(C2)V1(V2)(C3)(C4)
Les groupes de consonnes chargés sont allégés par l'épenthèse d'un [ə], selon des règles variables localement :
dans les variétés occidentales, l'épethèse se produit entre C3 and C4, et la syllabe devient C1(C2)V1(V2)(C3)(əC4);
dans les variétés orientales, l'épenthèse se produit entre C1 and C2, et la syllabe devient C1(əC2)V1(V2)(C3)(C4).
Vocabulaire
La majeure partie du vocabulaire provient de l'arabe littéral, compte tenu des changements caractéristiques de l'arabe libyen. Il existe aussi un nombre important de mots d'origine italienne, et un plus petit nombre d'origine turque, berbère et anglaise.
Apparentement avec l'arabe littéral
Le sens des mots hérités de l'arabe littéral est le plus souvent conservé, mais il y a aussi de nombreux cas de glissements sémantiques. Le tableau qui suit en donne quelques exemples.
Les verbes sont classiquement présentés à la 3e personne du masculin singulier de l'aspect inaccompli. Les formes de l'arabe littéral sont classiquement présentées avec le suffixe caractéristique a, mais la relation avec l'arabe libyen se comprend mieux en considérant la forme du même verbe à la pause, où ce a est élidé.
Exemples de glissements sémantiques en arabe libyen depuis l'arabe littéral
Les emprunts lexicaux à l'italien concernent principalement mais non exclusivement le domaine technique - tels que les machines et leurs composants, l'équipement électrique, certains noms de poissons, etc.
Mots d'origine italienne en arabe libyen
Arabe libyen
Italien
Mot
API
Sens
Mot
Sens
ṣālīṭa
sˤɑːliːtˤa
pente
salita
montée
kinšēllu
kənʃeːlːu
portail métallique
cancello
grille, portail
anguli
anɡuli
coin
angolo
coin
ṭānṭa, uṭānṭa
tˤɑːntˤɑ, utˤɑːntˤɑ
camion
ottanta
quatre-vingts (du nom d'un modèle italien de camion)
tēsta
teːsta
coup de boule
testa
tête
Mots d'origine turque
Les emprunts au turc remontent à l'époque ottomane en Libye. Ils sont moins nombreux que les emprunts à l'italien.
Mots d'origine turque en arabe libyen
Arabe libyen
Turc
Mot
API
Sens
Mot
Sens
kāšīk
kaːʃiːk
cuiller
kaşık
cuiller
šīša
ʃiːʃa
bouteille
şişe
bouteille
kāġəṭ
kɑːʁətˤ
papier
kağıt
papier
šōg
ʃoːɡ
beaucoup
çok
beaucoup
Mot d'origine berbère
Avant l'arabisation, la majorité de la population du territoire de l'actuelle Libye parlait des langues berbères. Par suite, l'arabe libyen leur a fait un certain nombre d'emprunts lexicaux. Une partie des Libyens est toujours berbérophone aujourd'hui, mais l'influence actuelle du berbère sur l'arabe libyen est mal évaluée.
Les noms sont marqués en genre (masculin ou féminin) et varient selon trois nombres (singulier, duel et pluriel). Certains noms ont aussi un paucal, qui indique un petit nombre. Les diminutifs sont très usités (notamment chez les femmes) pour ajouter une nuance d'empathie ou d'affection (hypocoristique) ; comme en arabe classique, ils se forment par alternance vocalique appliquée au nom de départ.
L'article défini est al-, comme en arabe littéral, mais avec certaines particularités de prononciation :
devant un nom commençant par une lettre lunaire, il se réduit à [l] quand l'initiale du nom comporte une seule consonne et à [lə] quand il y en a plusieurs. Les lettres lunaires sont les mêmes qu'en arabe littéral, même quand leur valeur phonétique a changé - à l'exception de jīmdevenu lettre solaire en arabe libyen
devant un nom commençant par une lettre solaire (celles de l'arabe littéral, plus jīm), l'article se prononce [ə] suivi de l'initiale du nom géminée (par assimilation du l à cette initiale).
Comme les autres dialectes arabes modernes, l'arabe libyen a entièrement perdu le duel dans sa conjugaison. Il le conserve en revanche dans la flexion des noms ; son usage est plus répandu dans les variétés orientales.
Démonstratifs
L'arabe libyen possède de nombreuses séries de démonstratifs. Le tableau suivant en propose une liste partielle.
Série
1
2
3
4
5
ce... -ci (masculin singulier proximal)
hāda
hādaya
hida
haẓa
haẓayēhi
cette... -ci (féminin singulier proximal)
hādi
hādiya
hidi
haẓi
haẓiyēhi
ce... -là (masculin singulier distal)
hādāka
hāḍākaya
haḍak
haẓakki
cette... -là (féminin singulier distal)
hādīka
hādīkaya
hadīk
Verbes
Thèmes verbaux
En arabe libyen comme en arabe classique, la formation des thèmes verbaux est une part importante de la morphologie. Cependant, les schèmes III à X de l'arabe classique n'y sont plus productifs, et les schèmes IV et X n'y existent plus. Le tableau suivant répertorie les schèmes verbaux de l'arabe classique et leurs correspondants en arabe libyen (les formes citées sont celles de l'aspect accompli à la 3e personne du masculin au singulier).
Formation des thèmes verbaux en arabe libyen (dialecte de Tripoli)
Schème
Arabe classique
Arabe libyen
Usage en arabe libyen
I
faʿala
fʿal
Productif.
II
faʿʿala
faʿʿəl
Productif.
III
fāʿala
fāʿəl
Non productif.
IV
ʾafʿala
Inexistant.
V
tafaʿʿala
tfaʿʿəl
Productif.
VI
tafāʿala
tfāʿəl
Assez productif (généralement pour des verbes au sens permettant une action réciproque).
VII
infaʿala
ənfʿal
Productif.
VIII
iftaʿala
əftʿal
En arabe libyen, le sens général est le même que celui obtenu au moyen du schème VII, plutôt que le sens observé en arabe classique. Le schème VIII ne s'emploie que lorsque la première consonne radicale de la racine est une sonante (l, m, n, r). L'emploi du schème VII avec ces racines résulterait en une assimilation à cette sonante du n du préfixe.
IX
ifʿalla
Inexistant.
X
istafʿala
stafʿəl
Non productif et rare.
Conjugaison
Comme les autres formes d'arabe, l'arabe libyen distingue deux types de racines verbales :
les racines fortes, dont la conjugaison est régulière
les racines faibles, dont la conjugaison comporte diverses assimilations. C'est le cas quand l'une des consonnes de la racine est wāw, yāʾ ou la hamza, ou lorsque la deuxième et la troisième consonne sont identiques.
Les verbes à racines fortes se classent en trois sous-groupes selon que le vocalisme de leur conjugaison est dominé par les voyelles i, a ou u. Les variétés orientales d'arabe libyen ont une conjugaison plus complexe que les variétés occidentales. Les tableaux suivants donnent quelques exemples de conjugaison dans le dialecte de Tripoli (une variété occidentale).
Conjugaison d'un verbe fort en I : k-t-b « écrire »
Remarques :
1. Le /i/ des verbes en I se prononce le plus souvent [ə].
2. Dans les racines dont la première consonne est uvulaire, pharyngale ou glottale (c'est-à-dire les consonnes /χ ħ h ʁ ʕ ʔ/, mais pas /q/ du fait de sa prononciation vélaire [g] en arabe libyen), le /i/ de l'inaccompli et de l'impératif se prononce [e]. Par exemple, le verbe /ʁ-l-b/ « vaincre » se conjugue [jeʁləb], [teʁləb], etc.
Conjugaison d'un verbe fort en A : r-k-b « monter »
Remarques :
1. Dans les racines dont la première consonne est uvulaire, pharyngale ou glottale (c'est-à-dire les consonnes /χ ħ h ʁ ʕ ʔ/, mais pas /q/ du fait de sa prononciation vélaire [g] en arabe libyen), le /u/ de l'inaccompli et de l'impératif se prononce [o]. Par exemple, le verbe /ʁ-r-f/ « ramasser » se conjugue [joʁrəf], [toʁrəf], etc.
Futur
L'arabe libyen forme un futur au moyen du préfixe bi-, qui se réduit à b- à l'aspect inaccompli. Ainsi, tiktəb « elle écrit » devient btiktəb « elle écrira ». Il ne faut pas confondre ce préfixe avec la marque d'indicatif de certains dialectes arabes orientaux.
L'arabe libyen est largement intelligible par les Tunisiens et les Algériens de l'Est, mais difficile à comprendre pour la plupart des arabophones du Machrek, y compris l'Égypte. Pour ces locuteurs, un certain degré d'adaptation est nécessaire.
Pour se faire mieux comprendre, les Libyens doivent remplacer certain mots typiques de leurs dialecte, généralement par des mots d'arabe standard moderne ou d'arabe égyptien. Voici quelques exemples de mots souvent remplacés :
Arabe libyen
API
Sens
halba
halba
beaucoup
dār
daːr
il a fait
dwe
dwe
il a parlé
gaʿmiz
ɡaʕməz
il s'est assis
ngaz
ŋɡaz
il a bondi
ḫnab
χnab
il a volé
En général, tous les mots d'origine italienne et, dans une certaine mesure, turque, sont remplacés par des équivalents.
Il faut remarquer que le remplacement d'un mot ne signifie pas que celui-ci soit exclusivement libyen : il peut arriver qu'un locuteur remplace un mot parce qu'il le suppose absent du dialecte de son interlocuteur. Par exemple, le mot zarda « festin, pique-nique » a des formes proches dans diverses variétés d'arabe maghrébin, mais est souvent remplacé parce que les locuteurs en ignorent l'existence.
Pidgin
Du fait des contacts avec les non-arabophones, notamment les immigrés originaires de l'Afrique subsaharienne, il s'est formé en Libye une forme pidginisée d'arabe libyen. Comme les pidgins de manière générale, sa structure est simplifiée et son pouvoir expressif restreint.
↑Christophe Pereira, Libya, dans: Encyclopedia of Arabic Language and Linguistics, Volume 3, Brill (2007), p. 52–58
↑Martin Haspelmath et Uri Tadmor, Loanwords in the World's Languages : A Comparative Handbook, Walter de Gruyter, , 1102 p. (ISBN978-3-11-021844-2, présentation en ligne), p. 195
↑La prononciation est celle des variétés occidentales.
Roger Chambard, Proverbes libyens recueillis par R. Ch., éd. par Gilda Nataf & Barbara Graille, Paris, GELLAS-Karthala, 2002 [pp. 465–580: index arabe-français/français-arabe] - (ISBN2-84586-289-X)
Eugenio Griffini, L'arabo parlato della Libia – Cenni grammaticali e repertorio di oltre 10.000 vocaboli, frasi e modi di dire raccolti in Tripolitania, Milano : Hoepli, 1913 (reprint Milano : Cisalpino-Goliardica, 1985)
Christophe Pereira, « À propos du parler arabe de Tripoli (Libye). Un parler mixte », dans Association internationale de dialectologie arabe, Ignacio Ferrando (dir.), Juan José Sánchez Sandoval (dir.), AIDA 5th Conference Proceedings, Cádiz, September 2002, Cádiz, Universidad de Cádiz, Servicio de Publicaciones, (lire en ligne), p. 431‒443
Christophe Pereira, Le parler arabe de Tripoli (Libye), Saragosse, Instituto de Estudios Islamicós y del oriente próximo, (présentation en ligne)
Abdulgialil M. Harrama. 1993. "Libyan Arabic morphology: Al-Jabal dialect," thèse de doctorat de l'University of Arizona
Jonathan Owens, "Libyan Arabic Dialects", Orbis 32.1–2 (1983) [corr. 1987], p. 97–117
Jonathan Owens, A Short Reference Grammar of Eastern Libyan Arabic, Wiesbaden : Harrassowitz, 1984 – (ISBN3-447-02466-6)
Ester Panetta, "Vocabolario e fraseologia dell’arabo parlato a Bengasi" – (Letter A): Annali Lateranensi 22 (1958) 318–369; Annali Lateranensi 26 (1962) 257–290 – (B) in: A Francesco Gabrieli. Studi orientalistici offerti nel sessantesimo compleanno dai suoi colleghi e discepoli, Roma 1964, 195–216 – (C) : AION n.s. 13.1 (1964), 27–91 – (D) : AION n.s. 14.1 (1964), 389–413 – (E) : Oriente Moderno 60.1–6 (1980), 197–213